La rebellion catalane comme événement et la banqueroute de la gauche espagnoliste

La rebellion catalane comme événement et la banqueroute de la gauche espagnoliste

 

Introduction

Le 1 octobre et le 3 octobre a eu lieu en Catalogne ce que le philosophe Alain Badiou appelle l’« événement », le marxiste Walter Benjamin , « le temps messianique », et les Indiens Quechuas d’Amérique latine, le « Pachacuti ». Tous ces concepts désignent l’irruption de quelque chose d’inattendu dans une situation de domination ou dans la reproduction de cette structure . La situation avait sa logique, la monotonie d’une reproduction sans surprise, et soudain, voilà que fait irruption un mouvement social que personne n’avait su prévoir. Il peut s’agir d’un soulèvement populaire, ou d’une réaction massive, totalement inconcevable jusque là. De tels événements sont toujours éphémères, ils ne durent jamais. Seule peut les faire durer l’apparition d’une réponse politique, l’émergence d’une nouveauté dans le discours politique, qui rende compte de la nouvelle subjectivité et de la nouvelle vérité produites par l’événement. Pour cela, il est nécessaire de renouveler le discours politique de sorte qu’il intègre la nouvelle subjectivité apparue avec l’événement .

Prenons le Caracazo par exemple : ce fut un événement éphémère, un soulèvement populaire contre les mesures d’austérité mortifères prises en 1989. On aurait pu en rester là, à l’anecdotique, s’il n’ y avait pas eu une réponse politique conforme à la subjectivité qui s’était exprimée à ce moment-là. Ce qui fait qu’il y a un avant et un après, car les gens ne se situent plus subjectivement à la même place. Quelque chose a lieu, qui amène les gens à rompre avec leur subjectivité antérieure et à ne plus revenir au point de départ. Par contre, si les événements n’entraînent pas une réponse politique, ils ne dépassent pas le stade de l’anecdotique, même si la subjectivité des gens s’est modifiée.

Car si on n’a pas un nouveau discours qui rende compte de la nouvelle vérité apparue avec l’événement, celle-ci s’évanouit, et ne laisse qu’une trace anecdotique dans l’histoire. L’événement prend vie si un mouvement politique articule dans un discours la nouvelle vérité et la nouvelle subjectivité. C’est ce que fit Hugo Chavez pour le Caracazo. La réponse politique à l’événement n’arrive pas nécessairement dans les jours ou les mois qui viennent En général, le cycle politique inauguré par un événement ne trouve pas une réponse dans l’année qui suit. Cela peut prendre des années, Il a fallu neuf ans pour que Chavez arrive au pouvoir. Dans l’histoire latino-américaine récente , il y a eu d’autres événements du même ordre, la guerre de l’eau en Bolivie par exemple. La réponse, ce fut l’arrivée au pouvoir d’Evo Morales et du Mas Dans le cas de l’Argentine, la réponse au “qu’ils partent tous” et à la crise bancaire fut le Kichnerisme Dans le cas de L’Équateur, la chute du président Gutierrez et le soulèvement indien eurent pour aboutissement le Mouvement citoyen de Correa.

Les leaders de Podemos firent une lecture de ce type après le 15M . Ils se posèrent la question suivante : quelle réponse politique pouvons nous apporter au 15 mai? L’événement, le 15 mai, fut éphémère, comme n’importe quel autre événement mais il produisit un changement dans la subjectivité des gens qui y participèrent. Et Podemos apporta une réponse politique au mouvement, en produisant un nouveau discours politique qui en rendait compte, et qui attira des millions de gens touchés par ce qui se passait, des personnes dont la subjectivité était déjà ailleurs. Les leaders de Podemos surent leur parler mais aujourd’hui ce cycle-là est fini. En grande partie parce que les leaders ne surent pas être fidèles à l’événement et devinrent un autre parti du régime. Au début, ils étaient un parti qui luttait contre le régime mais très vite, ils abandonnèrent ce discours, ils essayèrent de faire fonctionner le vieux modèle et de prendre la place qui avait été celle du PSOE dans le régime. De leur point de vue, on pouvait faire avec le PSOE espagnol ce qui s’était passé en Grèce avec le PASOK , détrôné par SYRIZA. Cette mutation, nécessaire pour entrer en lice avec le PSOE, les obligea a abandonner le discours politique qu’ils avaient construit autour de l’événement. C’était un discours très créatif , qui innovait vraiment, il avait fait naître de grands espoirs et remporté un énorme succès au début.

Symptôme de leur trahison : ils laissèrent tout tomber, le discours sur les castes, sur la domination de l’Espagne par l’Allemagne, sur le fait qu’ils n’étaient ni de droite ni de gauche, enfin, tout ce qui avait articulé la nouvelle subjectivité apparue avec le 15 M. Ils renoncèrent à tout ça, ils le mirent de côté, et se lancèrent dans la realpolitik. Ils devinrent pragmatiques et voulurent trouver la façon de prendre la place du PSOE. Et ce fut la fin du cycle du 15 M. Tant que le discours de Podemos rendit compte de la nouvelle subjectivité liée à l’événement, ce cycle fut vivant, mais lorsque l’événement fut trahi, ce fut la fin.

Conséquences des événements catalans

En ce qui concerne la Catalogne, la question qu’il faut se poser aujourd’hui est la suivante : quelle est la réponse politique au 1 octobre et au 3 octobre? Il faut absolument ouvrir ce débat. Quelque chose a eu lieu la-bas, quelque que chose d’inattendu, étant donnée la logique de reproduction de la situation : un peuple prêt à défendre physiquement sa souveraineté, son droit à décider, son auto-détermination. Le 1 octobre, on a vu surgir ce peuple qui défendait les urnes et demandait au voisin d’ à côté «  et toi, tu vas voter quoi ? ». Ce n’était pas le choix qui importait, que l’on défendait mais le droit de la nation catalane à décider de son destin . Et il y a des milliers d’indépendantistes qui ont défendu ce droit de vote en s’engageant physiquement. Albano Dante Fachín es un cas de figure très intéressant qui apparait dans l’événement. Sans être indépendantiste et, ce qui est cohérent, souverainiste. Pas à la façon de Podemos, car Podemos ne croit pas vraiment la souveraineté des peuples, ni à la plurinationalité des Indiens latino-américains qui implique un dialogue horizontal entre différentes nations . En fait, le concept de plurinationalité de Podemos est celui du multiculturalisme libéral anglo-saxon. En gros : je reconnais ton identité, je te donne quelques miettes du festin pour que tu ailles sauter et t’amuser dans tes fêtes folkloriques, mais tu ne touches pas aux rennes du pouvoir. En Espagne et en Catalogne, la souveraineté, c’est celle de l’état impérial colonial espagnol, celui qui commande à Madrid. Le discours de Podemos, discours de la gauche espagnoliste, est basé sur les schémas impériaux-coloniaux qui sont ceux de de l’Espagne Oui, tu peux décider dans le cadre d’un referendum de quelle façon tu appartiens à cet état, mais c’est à Madrid qu’on détermine quelles sont les options, et l’option indépendantiste, faut pas rêver, elle ne figure même pas dans le panel. Mais c’est quoi alors ce droit à l’auto-détermination ? Avec une gauche espagnoliste qui te dicte les choix possibles ? Quelle farce ! Quelle belle reproduction d’un discours impéraliste-colonial par la gauche espagnoliste!

En Catalogne est né un nouveau sujet politique  les souverainistes catalans, qui ne sont pas des indépendantistes , et le nouveau discours politique devra rendre compte de ça, de cet événement car il y a désormais une nouvelle subjectivité, une nouvelle vérité.

La subjectivité des gens a changé depuis le 30 septembre, on est désormais dans l’après 1 octobre. Qu’est-ce que cela veut dire? Que la fable de l’Espagne pays démocratique, le mythe de la transition de 78 , cette affirmation erronée de la fin du franquisme et de l’existence d’un régime démocratique complétement en rupture avec le passé franquiste, tout cela mais aussi , l’idée de l’Europe comme axe des libertés et des droits de l’homme, et bien, c’est du passé. Plus personne ne croit à de telles fables après avoir vécu le 1 et le 3 octobre. Quant au conte de fées de l’ Europe berceau des droits civils et des libertés, une Europe qui allait défendre les Catalans face à l’Espagne, eh bien , il a fini à la poubelle. Une nouvelle subjectivité existe désormais, critique du régime de 78, de l’Espagne et de l’Europe. Et ces gens ne sont pas tous indépendantistes. Il y a des indépendantistes qui pensaient que l’Europe les défendrait face à la répression du gouvernement espagnol, mais ça y est, ils n’y croient plus. On a changé de logiciel en Catalogne, et c’est très important un changement de cet ordre.

Lors des élections catalanes de décembre, on m’a invité à participer à certains des événements officiels avec la CUP, et il m’a semblé que leurs discours ne prenaient pas en compte de ce qui s’était passé le 1 octobre. Ce que j’ai vu, c’est la répétition des mêmes vieux discours, comme si on en était encore aux élections de l’autonomie en 2015. Et cela ne concerne pas seulement la CUP, tous les partis et toutes les forces politiques que j’ai observés répétaient les mêmes sempiternels vieux discours. Je n’ai pas entendu un seul discours à la hauteur de l’événement. A une exception prés : Albano Dante Fachín. Lui seul a repensé son discours à partir de ce qui s’était passé. Quand il parlait, il était en phase avec la sensibilité des Catalans, les gens l’ovationnaient, parce qu’il faisait vibrer l’événement d’une façon qui touchait tout le monde, qu’on soit ou non indépendantiste. Le fait est que les indépendantistes respectent profondément Albano Dante Fachín, ainsi que tous les Catalans qui ne sont pas indépendantistes mais qui ont sauté le pas en devenant souverainiste. Aujourd’hui, nous avons en Catalogne des fédéralistes, des républicains, des conféderalistes, et tous situent en dehors du modèle défini en 78. C’est quelque chose de très important : aujourd’hui, le discours de la gauche souverainiste doit prendre en compte cette réalité-là. Et quand je dis souverainiste, je ne parle pas seulement des indépendantistes. La gauche souverainiste catalane a désormais une responsabilité, produire un nouveau discours et une nouvelle conception de la souveraineté. Être souverainiste n’est pas la même chose qu’être indépendantiste. La souveraineté, c’est le droit qu’ un peuple de décider de son destin, ce qui peut donner lieu à des options très différentes : fédéralisme, confédéralisme, indépendance etc. Les types de statuts sont très divers.

Et en ce sens, je crois qu’il y a en Catalogne le potentiel pour réaliser un front populaire uni, formé de souverainistes indépendantistes comme de souverainistes fédéralistes. Et je ne suis pas en train de parler de Podemos, parce que pour moi Podemos, c’est le viol du droit à l’auto-détermination, le contraire de la souveraineté des peuples. Les événements d’octobre l’ont amplement démontré. Non, je parle d’autre chose, de gens qui comme Albano Dante Fachín, ont quitté Podemos, ou de gens qui n’étaient pas à Podemos, mais qui ont fait le saut eux aussi, en devenant souverainiste. Je connais beaucoup de gens qui n’étaient pas indépendantistes y qui ont affronté la violence policière pour défendre le droit de vote dans un acte de désobéissance civile face à l’ Espagne.

Ils n’étaient pas indépendantistes mais après ce qu’ils avaient vécu, ils ne pouvaient plus croire à l’Espagne, ni à ses mythes. Ce sont des milliers de gens, qui n’avaient pas nécessairement un discours indépendantiste, plutôt souverainiste fédéraliste, et parfois même, qui n’avaient pas de discours du tout. Tous ces gens auraient respecté les résultats d’un referendum sur l’auto-détermination du peuple catalan, même si l’option indépendantiste l’avaient emporté.  Le referendum a lieu, le peuple catalan vote pour l’indépendance, et, ces gens, bien qu’ils ne soient pas indépendantistes, soutiennent la décision prise à la majorité par le peuple ; ils ne l’incriminent pas comme l’a fait Podemos qui n’accepte même pas l’idée de l’indépendance comme option  dans un referendum. Podemos fixe déjà les options envisageables. Donc, je ne parle ni des Communs, ni de Podemos. Non, je parle d’un fédéralisme souverain conséquent.

Prenons le cas de la Corse. Al ‘heure actuelle, on a une coalition de souverainistes indépendantistes et souverainistes autonomistes qui est en train de gagner les élections. Précisons, c’est important, qu’en France le terme autonomiste n’a pas le même sens qu’en Espagne. C’est ce que les Nations Unies reconnaissent sous l’appellation de république autonome, ou de république associée, pleinement souveraine . Le mouvement souverainiste ( indépendantistes et autonomiste) corse a une plateforme de lutte, avec des demandes qui lui sont propres et il est en train de négocier avec l’état français. Si une démarche de cet ordre était possible en Catalogne, ce serait impressionnant car les souverainistes obtiendraient sans difficultés les deux tiers des votes. En effet, avec déjà cinquante pour cent des votes pour les indépendantistes, plus 15 à 20 pour cent de votes souverainistes, une telle plateforme interpellerait vraiment la nation catalane et les institutions internationales. Et en terme de légitimité, ce serait une bouffée d’air. Mais je ne vois pas encore d’initiative qui aille en ce sens. Il y a dans la gauche catalane, des gens qui voient cela, à titre personnel, mais il n’ y a pas d’organisation prête à cette démarche. Albano Dante Fachín a essayé de rassembler les gens en ce sens, mais c’était prématuré par ce qu’il n’ y avait pas encore le discours et il s’est fait rembarrer. Et qu’est-ce qu’il a fait ? Il a appelé à voter pour les partis indépendantistes alors qu’il n’était pas indépendantiste. Pourquoi ? Parce que, comme il l’a dit “ la seule façon de garantir un processus constituant souverain, c’est de voter pour l’indépendance. Voilà mon interprétation de ce qui s’est passé en Catalogne. Pour moi, c’est l’ exemple parfait d’un pays où a eu lieu un évènement et où la seule façon d’y être fidèle consistait à renouveler le discours politique de façon à prendre en compte les nouvelles subjectivités.

Conséquences de ce qui s’est passé en Catalogne pour les nations sans état

Ce qui s’est passé en Catalogne donne une idée de la situation en Galice ou en Andalousie, des communautés dans lesquelles le mouvement indépendantiste recrute beaucoup moins et n’a pas la force nécessaire pour produire un phénomène de masse.

Il faut revoir le concept de souveraineté, lui donner plus d’ampleur et y inclure des gens comme Albano Dante Fachín, là où ils existent, en Galice, au Pays basque, en Andalousie, des gens qui pourraient parfaitement rejoindre un processus de ce genre, mais il faut absolument pour cela organiser le mouvement avec des structures, que l’on ne puisse pas rattacher à une organisation donnée Pour commencer, il faut créer de vastes plateformes qui puissent accueillir tous les types de souverainetés.

Autre point important : le souverainisme ne peut plus se réduire à un discours culturaliste, point. Il doit évoluer vers une prise en compte des problèmes d’un peuple donné, et la souveraineté , dans ce nouveau discours, ça veut dire aussi manger mieux. Se réunir autour d’une langue et d’une identité ne suffit pas, il faut aller plus loin. Pour que les peuples puissent s’identifier à ce discours, pour ce que ce soit un mouvement de souveraineté populaire, il faut articuler souveraineté et contrôle des ressources de la nation ( qu’il s’agisse des ressources primaires, énergétiques, ou de ce qui a trait à l’autorité politique, ou encore des impôts, etc,…). Il faut prendre en compte une foule  d’aspects, de sorte que les gens comprennent que plus de souveraineté signifie amélioration de la qualité de vie. Un discours souverainiste qui en restera au niveau de la langue, de la culture de l’identité, ne touchera pas beaucoup de gens. Les gens ne voient pas trop à quoi ça rime de célébrer la langue ou la culture, par contre améliorer leur situation matérielle, pour eux, ça veut dire quelque chose. Voilà pourquoi il faut construire un discours souverainiste qui soit social , pas seulement identitaire. Et, attention, je ne suis pas en train de dire qu’il ne faut pas défendre l’identité, que c’est quelque chose dont on n’a pas à tenir compte. Je précise simplement qu’un tel discours doit inclure aussi des demandes sociales. Et dans le cadre d’un projet de gauche, parler d’une république anti-capitaliste ne suffit plus. C’est une république anti-capitaliste, anti-patriarcale, anti-coloniale, anti-raciste, anti-destruction de l’environnement qu’il nous faut construire. Il faut carrément décoloniser et envisager une république anti-systémique.

Leçons du processus catalan

Je pense que toutes les nations sans état devraient ouvrir un débat sur ce que cela veut dire la « souveraineté populaire » après le 1 octobre et l’application de l’article 155. Désormais, toute stratégie souverainiste doit se centrer sur une lutte transversale et horizontale, qui réunisse les nations sans états.

En Catalogne, on a vu que les Catalans, tout seuls ne pouvaient pas s’en sortir

Pour que des luttes de ce type puissent se développer, il faut une coordination des nations sans état, il faut qu’ils se mettent d’accord pour faire irruption, tous en même temps, sur la scène politique et qu’ils mettent au moins en place une solidarité plus efficace. Bon, il y a eu des manifestations de soutien mais, globalement, les Catalans sont restés seuls. On a bien vu que seuls ils ne pouvaient arriver à rien et c’est là une des leçons de ce qui s’est passé. Il faut s’y prendre autrement, en finir avec le folklore des sempiternelles tables rondes avec un Galicien, un Basque, un Andalou, et un Catalan ; ils parlent des événements dans leurs pays respectifs, ils fraternisent et quand la réunion est terminée, chacun part de son côté et plus rien jusqu’à la prochaine rencontre , qui sera aussi folklorique Il faut tisser des liens, organiser un travail politique solidaire, car une telle dispersion n’est plus possible, elle ne peut rien donner. La preuve en est que malgré le puissant mouvement de masse qu’il y a eu en Catalogne, les Catalans n’ont rien pu faire parce qu’ils étaient seuls.

La deuxième leçon à tirer, c’est ce qu’on a déjà abordé avec la question du souverainisme et ce qu’on entend par là. Il faut que le concept de souverainisme aille au delà de celui d’indépendantisme, C’est la seule façon de mobiliser de grandes forces populaires, sinon le souverainisme qui s’attaque à l’état impérial/colonial espagnol se divisera en deux courants, les indépendantistes et les autres. Et cette division profitera seulement à l’espagnolisme.

La troisième leçon renvoie à la stratégie : il est fondamental de sortir du piège que tend l’état espagnol lorsqu’il veut faire croire que la république catalane imposera le catalan et le catalanisme à tous les gens qui vivent en Catalogne. Qu’en fait, on va répéter, sur territoire plus petit, ce qui se fait sur le territoire espagnol, Il faut absolument ne pas se tenir à cette place-là. Dire seulement : ben oui, normal, ici, la langue c’est le catalan, revient à fermer les portes, et à se mettre à dos les très nombreux catalans qui vivent ici depuis longtemps, ont des origines diverses ( Espagnols émigrés, gitans, musulmans, africains) sont arrivés avec un autre vécu, et qui n’ont pas nécessairement la langue catalane pour langue maternelle, ni la culture catalane comme référent premier Beaucoup de ces gens ont été séduits par Ciudadanos lors des élections de décembre 2017. Ils ont marché à leur discours de la peur : peur que l’on veuille gommer leur différence, peur d’une catalanité qui reprenait le modèle de l’état-nation .

Bien que Ciudadanos soit un parti espagnoliste qui défend l’état nation impérial espagnol, il articule son discours contre le concept d’état-nation catalan et cela interpelle les populations catalanes d’origines diverses.

Tout cela nous oblige à imaginer un projet qui aille au delà de l’état-nation. C’est très problématique de prôner l’état-nation, car cela revient à reproduire mais avec d’autres personnes, l’oppression contre laquelle on luttait et qu’on subissait en tant que nation dominée.

Il faudrait imaginer une république souveraine dans laquelle il y aurait une véritable diversité linguistique, où les communautés qui voudraient avoir plus de cours en espagnol, en ourdou ( il y a des communautés pakistanaises en Catalogne) ou en rom, (il y a des gitans partout en Catalogne) seraient entendues. Cela ne veut pas dire que l’on n’apprendrait pas le catalan dans les écoles ou qu’il n’ y aurait pas de matières enseignées en catalan. Simplement qu’ on ne répéterait pas le schéma autoritaire de l’état-nation. On ne souscrirait pas à son mythe d’une identité, d’une langue et d’une nation qui se recouvrent, la population devenant le miroir de l’identité de l’état.

Cette fiction de la modernité occidentale ne correspond à rien de réel où que ce soit et elle a toujours posé plus de problèmes qu’elle n’a apporté de solutions. Avec ce schéma, on uniformise tout et on annule les différences entre les cultures et la diversité des peuples qui vivent sur un même territoire, comme ce fut le cas dans la République française. La destruction des langues et des cultures à l’intérieur de la république française est un bon exemple des conséquences de l’état-nation. Si c’est ça qu’on veut faire aujourd’hui en Catalogne ou ailleurs, eh bien, autant fermer la boutique. Parceque ce n’est pas seulement ce qui s’est produit en France qu’on répéterait mais aussi ce qui a eu lieu en Espagne. Cela reviendrait à imposer à d’autres personnes ce que les Espagnols ont imposé aux Catalans ou à d’autres nationalités.

D’où l’urgence de créer une forme d’autorité politique qui soit plurinationale, pas au sens que lui donne Podemos, plutôt celui que prend le terme pour les Indiens d’Amérique latine ou pour une confédération souveraine de peuples comme les Kurdes. Il nous faut un autre modèle d’autorité politique qui se désolidarise de l’ état-nation. Ce n’est pas l’état que je remets en question mais sa forme moderne coloniale d’état-nation.

Enfin quatrième leçon qu’il nous faudra méditer, la question des alliances avec les gauches espagnolistes. Le comportement de Izquierda Unida et de Podemos pendant le processus catalan a été honteux. La démonstration de la banqueroute de leurs projets. Il faut renoncer à l’idée d’une gauche espagnoliste qui se montre solidaire des luttes de libération des nations sans état. Comme la gauche française pendant la guerre d’Algérie, la gauche espagnoliste est du côté de l’état impérial/colonial lorsqu’il est question de ses colonies ou de nations opprimées. Podemos, qui à l’origine était hostile au régime de 78, s’est comporté comme un parti institutionnel. Albano Dante Fachín a bien résumé la situation  : “Podemos a vieilli en Catalogne”.

La banqueroute de Unidos-Podemos

Récemment, Podemos a proposé son interprétation de la montée de la droite et de la désaffection d’une partie de leur public après ce qui s’est passé en Catalogne. L’analyse a de quoi sidérer et mérite qu’on s’y penche : en fait, ils rendent les Catalans responsables de leur malheur.

D’après Pablo Iglesias, le discours de Podemos est le plus rationnel. Les indépendantistes, eux, tiennent un discours irrationnel car ils demandent des choses impossibles. Quant au PP, il est irrationnel parce qu’il tient un discours autoritaire et exacerbe le nationalisme espagnol en refusant la tenue d’un referendum légal. Pour Pablo Iglesias, le PP et les Catalans constituent deux exemples de ces “affects “irrationnels » qui sont à la base du nationalisme Et il se félicite d’être le seul à tenir un discours rationnel, en proposant la tenue d’un referendum légal.

Mais pourquoi ça ne marche pas alors, ce qu’il propose ? Pourquoi les gens qui l’appuient sont- ils si peu nombreux ?

Parce qu’il ne touche personne, parce qu’il ne fait vibrer personne, qu’il ne partage d’affects avec personne  Les nationalistes catalans ont une affectivité propre, comme le PP, et c’est pour cela que le discours d’Iglesias, “le meilleur de tous”, à l’en croire, n’a pas marché. Parce qu’il ne touchait personne. Lorsqu’il tient ce raisonnement, Iglesias, en fait, essaie de camoufler ses propres défaillances politiques. Si le processus catalan a tellement éreinté Podemos , c’est parce qu’ils n’ont pas eu une position claire et conséquente.

En d’autres termes, pourquoi se sont-ils retrouvé à cette place lors du processus ? Pourquoi la droite a-elle-elle fini par occuper l’espace? Pourquoi de nombreux catalans ont-ils sanctionné Podemos lors des élections à la Generalitat en cessant de voter pour eux ?

Parce que Podemos s’est aligné sur les positions droitières de l’état espagnoliste en s’opposant aussi au mouvement populaire pour le référendum en Catalogne. Ils ont été en phase avec Rajoy, car ils n’ont pas  arrêté de dire que le referendum était illégal, qu’il ne fallait pas y participer, qu’il ne fallait pas le reconnaitre et ils ont appelé  à le boycotter. En prenant ce parti, ils se plaçaient du côté de l’état impérial /colonial espagnol. Pendent toute la période du referendum, Pablo Iglesias a rabâché : “Si j’étais catalan, je ne voterais pas pour ce referendum”.

Mais tu n’es pas catalan justement ! Alors, tais-toi ! Et laisse les Catalans décider de ce qui les regarde !

« Oui, mais moi, je ne suis pas indépendantiste, » objectes-tu ? Mais tu n’as pas besoin de l’être pour respecter un acte de désobéissance civile , le premier acte de désobéissance massif à remettre en question le régime de 78 avec le droit d’auto-détermination du peuple catalan !

Au lieu de soutenir le referendum, comme tout parti de gauche qui se respecte, de l’appuyer, de participer, au besoin, ainsi que le suggérait Boaventura de Sousa Santos, en tant simples observateurs internationaux qui dénoncent la répression exercée par l’état, Podemos a pris parti pour l’état espagnol. Et cela a eu un cout politique, un cout énorme, pas seulement la perte d’une partie de l’électorat catalan. Les Basques, les Galiciens, les citoyens qui voyaient ce qui se passait se sont dit que ces gens qui avant, en avaient plein la bouche et demandaient la fin du régime de 78, à la première occasion, ont fait tomber le masque et montré ce qu’ils étaient : un parti institutionnel

D’autre part, quand Podemos s’opposait au referendum qui était un acte de désobéissance civique en proposait à la place la tenue d’un referendum légal, il ne précisait pas sur quelles forces on pourrait compter au Congrès pour arriver à faire passer le projet, ni comment on pouvait le rendre compatible avec la constitution. En effet en vertu de la constitution espagnole, pour qu’un referendum puisse se tenir, il faut que votent tous les Espagnols. C’est un peu comme organiser un referendum en Écosse et permettre aux Anglais de voter. En fait, pour faire ce que propose Iglesias; il faudrait d’abord réviser la constitution espagnole, afin d’organiser un referendum d’auto-détermination conforme à la loi internationale, dans lequel seule la nation opprimée et ses résidents auraient le droit de voter. L’ambiguïté du discours de Podemos, et son positionnement aux cotes de l’état espagnol avec le PP et le PSOE et Ciudadanos, a fait d’eux un soutien du régime.

Et ça a donné quoi ? Beaucoup de membres des nations sans état ont cessé de croire au projet de Podemos Et beaucoup de ressortissants de l’état espagnol les ont trouvé inconséquents : Si tu appuies l’état espagnol, après, ne viens pas te plaindre parce que le PP et Ciudadanos  ont profité de la situation. Tu le reproduis ce discours impérial-colonial, tu y participes et tu en es complice. En d’autres termes, comme le disait le célèbre fasciste français Jean-Marie Le Pen : « Votez pour l’original, pas pour la copie ! ». En effet, pourquoi voter pour la photocopie, pour les imitateurs ? Comme dirait Le Pen, votez pour l’original, PP ou Ciudadanos, Podemos n’est qu’une pâle photocopie

Si ta place dans le champ politique c’est le régime de 78, ne te plains pas parce que tu as perdu la bataille, car sur ce terrain le discours de gauche ne marche pas Si ton discours est en fait un discours de droite, ne pleurniche pas parce que la droite l’emporte à ta place. Les nations sans état ne croient plus à ton projet, surtout les Catalans, qui t’ont si durement sanctionné lors des élections de décembre 2017.

Le nationalisme espagnol auquel Podemos se rallie est incapable de voir se pour ce qu’il est, un nationalisme Si tu vis un privilège, si tu parles depuis un non lieu, à partir d’une situation où personne ne réprime ta langue, ta culture, si tu n’es pas victime d’une inégalité structurelle quant à ton pouvoir, que tu n’as pas besoin de défendre ton identité, c’est que tu as le pouvoir. Alors, parce que tu n’as pas besoin de faire cela, tu te dis que ça n’existe pas le nationalisme espagnoliste. Mais il suffit d’ une crise comme ce fut le cas avec la rébellion catalane, et soudain les drapeaux espagnols sortent comme des champignons. Jusque là, on ne les  sortait pas des armoires, parce qu’il n ‘y avait rien à défendre. Ces gens parlent à partir d’un non lieu, d’un universalisme abstrait, comme si les autres étaient des particularistes, et que seul leur discours était universel.

Que cette position soit celle de la droite, quoi de plus naturel ? Mais que des gens de gauche comme ceux de Podemos l’adoptent, c’est une honte. Ils se placent au niveau zéro d’un discours qui prétend ne pas être situé mais qui l’est en fait profondément, le discours oppresseur d’une nation espagnoliste. Ils ne voient qu’ils contribuent à pas la répression au niveau national comme au niveau racial. Ils n’en sont pas du tout conscients. C’est ça la réalité, un espagnolisme aveugle à ce qu’il est, un nationalisme qui se cache sous un manteau de neutralité et d’universalité ; mais derrière tout ça, il y a le privilège de ceux qui ont le pouvoir. Quand tu as une position privilégiée, tu n’as pas besoin de défendre ton identité. A quoi bon ? C’est toi qui domines. Celui qui se bat pou son identité, c’est celui qui est opprimé, celui qui est en bas. Et celui qui est en haut peut déconstruire autant qu’il veut. Il est tranquille, au pouvoir, et personne ne remet en question sa langue, sa culture, son identité, sa souveraineté, sa domination. Et  ceux de Podemos viennent la bouche en cœur te dire que ce n’est pas leur faute, qu’ils ne sont pas nationalistes. Alors qu’ils sont les pires des nationalistes, ceux qui ignorent l’être. Des chauvinistes impérialistes coloniaux qui s’ignorent, voilà ce qu’ils sont.

Ramón Grosfoguel.

Traduction Claude Bourguignon Rougier

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