Laura Lema Silva (Université Lumière Lyon 2)
Résumé
En partant des analyses de Walter Mignolo sur le potentiel émancipateur des langues vis à vis de la colonialité du savoir, nous nous proposons de saisir le langage dans notre mondialisation actuelle comme un véritable champ de bataille politique. Confrontées au mondial comme lieu d’énonciation, comme objet d’étude et comme processus touchant à la construction du savoir académique les enjeux politiques de la langue appellent à une conceptualisation de l’émancipation par le langage proche de ce que Enrique Dussel nomme la transmodernité. Penser l’émancipation par la langue dans un contexte de mondialisation nécessite un dépassement des conceptions localistes et représentatives de son pouvoir pour prendre en considération son pouvoir créatif. Ce dernier étant susceptible de mieux répondre à l’immanence des formes de pouvoir de notre présent mondialisé.
Introduction
Interroger le lien entre la langue et l’épistémologie, c’est comprendre en quoi la langue est un lieu de pensée, une activité enracinée dans l’histoire et par conséquent, liée au politique. C’est donc appréhender le lien qu’entretient le langage avec la vie et son enracinement au sein d’une historicité particulière : celle que chaque culture produit dans la différence (Meschonnic, 1995). Reconnaître que la langue est en lien étroit avec nos systèmes de pensée revient également à concevoir son potentiel de résistance et de création. En ce sens, reconnaître officiellement une langue, c’est affirmer l’ensemble d’une organisation sociale et le rapport au monde de ceux qui l’utilisent. Mais la langue peut également être au service d’un pouvoir hégémonique et devenir un instrument servant un ordre social dominant. La langue est donc traversée par des rapports de force politiques. Ces derniers se jouent non seulement au niveau géopolitique, entre les différentes langues nationales et en lien avec leur passé colonial, mais également au sein de la langue en tant que telle : son utilisation peut faire d’elle un outil de résistance ou un vecteur de domination.
Penser ces politiques de la langue dans notre contexte de mondialisation et en lien avec la pensée décoloniale du groupe Modernité/Colonialité, revient donc à prendre en compte le double caractère politique de la langue. En effet, l’entreprise décoloniale comprend le langage comme le lieu où se perpetuent des systèmes de connaissance hérités de la colonisation mais aussi comme la base à partir de laquelle formuler des épistémologies émancipatrices.
Nous nous proposons donc d’examiner la place qu’occupe la langue dans le programme décolonial en partant des constructions critiques du sémioticien argentin Walter Mignolo. Notre objectif est d’envisager la conceptualisation décoloniale de l’émancipation par la langue dans une perspective mondiale. Par là, nous faisons référence à l’ouverture d’un nouveau lieu d’énonciation de la pensée, à un nouvel objet d’étude et aux processus de mondialisation, qu’ils soient culturels, économiques ou politiques. Dans ce cadre, il est essentiel de signaler que le groupe Modernité/Colonialité s’inscrit dans le tournant global des sciences sociales (Caillé et Dufoix, 2003). En effet, ce qui fait la particularité de la pensée décoloniale, c’est qu’elle est traversée par le processus de mondialisation du savoir académique. Cela a entraîné un enrichissement des réflexions relatives au fait colonial latino-américain, avec l’utilisation de l’analyse du « système-monde », théorisée par Immanuel Wallerstein (Wallerstein 1974-2004). Le tournant global des sciences sociales affecte également la pensée décoloniale d’un point de vue purement disciplinaire..En effet, les chercheurs du groupe Modernité/Colonialité évoluent majoritairement dans un paradigme marqué par le « tournant culturel » des années 1980. Le cultural turn se caractérise par l’affirmation de l’altérité culturelle à un niveau mondial (Jameson, 1998), dans ce sens, les chercheurs décoloniaux héritent des prolongements et appropriations du postmodernisme et du poststructuralisme français.
Nous nous proposons donc de lire les constructions critiques du groupe Modernité /Colonialité à la lumière du « mondial ». Soulignons d’emblée que le mondial peut être compris comme un processus inaugurant de nouvelles formes de pouvoir politique mais aussi comme un objet qui ouvre des nouvelles perspectives critiques. Nous tenterons de comprendre en quoi une prise en compte du poids du mondial, c’est-à-dire des modifications qu’il introduit dans l’exercice du pouvoir et dans les formes de contestation politiques, implique de questionner les présupposés épistémologiques du groupe Modernité/Colonialité afin de préciser ce qu’est l’émancipation par le langage.
Il s’agit de comprendre en quoi les langues que Walter Mignolo nomme de la « frontière » seraient susceptibles d’énoncer une critique décoloniale débarrassée de toute trace d’européocentrisme. Ces langues permettraient d’affirmer les systèmes de pensée des sujets latino-américains, devenus subalternes avec le fait colonial. C’est en ce sens que la critique de Mignolo est à penser en lien avec l’affirmation d’une épistémologie locale proprement latino-américaine. Ce premier point nous amènera à traiter, dans un second temps, des potentialités critiques offertes par le mondial dans la formulation d’une pensée politique émancipatrice. Plus particulièrement, il s’agira, en partant des analyses d’Enrique Dussel, de pointer quelques éléments qui permettraient de dépasser une conception localiste de l’émancipation par la langue.
I. Les langues de la « frontière » et l’énonciation d’une épistémologie décoloniale
Penser le lien de la langue avec l’émancipation décoloniale, c’est comprendre en quoi la langue peut servir de base à l’énonciation de structures de savoir libératrices. S’étant débarrassées de tout européocentrisme, elles pourraient enfin, d’aprés le groupe Modernité Colonialité, refléter les cosmogonies et les expériences des populations subalternisées par le fait colonial.
Nous nous attacherons à expliciter la place qu’occupe le langage dans les constructions épistémologiques du groupe Modernité/Colonialité. Pour cela, nous nous appuierons sur les analyses de Walter Mignolo, c’est-à-dire sur sa définition d’un programme critique post-occidental dont l’un des axes principaux serait les langues énoncées depuis la frontière qui sépare la modernité de la colonialité. La description de l’entreprise académique du groupe Modernité/Colonialité, à partir des travaux de W. Mignolo, est une étape essentielle si nous voulons ensuite interroger la pertinence de cette conception de l’émancipation par la langue dans un contexte de mondialisation du savoir. Nous pouvons avancer dès maintenant que le mondial comme objet et comme processus peut à la fois être compris de manière négative, c’est-à-dire comme un espace où s’exerce un pouvoir coercitif ; et de manière positive, comme un espace de résistance critique, que ll’on peut se réapproprier. Prendre acte du potentiel du mondial comme lieu de résistance et des changements de pouvoir introduits par les processus de mondialisation, c’est interroger la pertinence de la critique décoloniale quant à l’émancipation à travers le langage.
1. L’entreprise post-occidentale : aller au-delà des critiques « euro-centriques » de la modernité
L’entreprise critique des chercheurs du groupe Modernité/Colonialité peut être comprise comme le prolongement des analyses et des concepts philosophiques critiques construits par la philosophie de la Libération dans les années 1960-1970. Ce prolongement de la philosophie de la Libération a pour caractéristique essentielle un changement du lieu d’énonciation. D’une philosophie ayant évolué dans des espaces nationaux et continentaux, nous sommes passés à une réflexion qui se saisit du mondial comme objet permettant de problématiser l’expérience coloniale et l’émancipation des groupes subalternisés par cette dernière.
a. Le « système-monde » et l’interdépendance entre modernité et colonialité
Les études décoloniales mobilisent le concept de systéme-monde d’Immanuel Wallerstein afin de mettre en avant la différence coloniale du sous-continent latino-américain. Les Amériques sont pensées comme le point de départ de la modernité et du capitalisme, la Conquête correspondant à l’émergence de différentes formes de colonialité. Ainsi, l’interdépendance entre la modernité et la colonialité constitue la colonne vertébrale de la réflexion des penseurs du postoccidentalisme. La « colonialité du pouvoir » (Quijano, 2000) serait le résultat de l’expansion d’un capitalisme qui organise le travail à une échelle mondiale à partir de critères de race, situation qui débouche sur la centralité économique de l’Europe. De cette situation résulte l’ouverture d’un espace épistémologique privilégié. Les Européens ont l’impression de pouvoir nommer et décrire le monde à partir d’un espace épistémologique neutre, c’est ce que le philosophe colombien Santiago Castro-Gómez appelle l’« l’hybris du point zéro » (Castro-Gómez, 2005). Ainsi, la « colonialité du pouvoir » s’accompagne de celle du savoir : toutes les formes de connaissance non produites en Europe seraient exclues du domaine du connaissable et perçues comme de simples objets culturels. Les sujets évoluant à l’extérieur des centres hégémoniques européens ne seraient donc pas conçus comme des sujets du savoir mais comme des simples objets d’étude. La « colonialité de l’être » vient donc compléter cette réflexion et désigne la colonisation de l’Autre, de son corps et de sa vie dans tout ce qu’elle a de plus intime et de quotidien. Il est important de souligner que les formes de colonialité distinguées par les chercheurs du postoccidentalisme commencent pendant la colonisation mais perdurent après les Indépendances, avec des États-Nations qui ne font que perpétuer des formes de domination coloniales en mutation.
L’interdépendance entre les logiques de colonialité et la modernité capitaliste amène les chercheurs à proposer une alternative décoloniale. Décoloniser les structures de pouvoir et de savoir modernes/coloniales serait une étape nécessaire pour permettre une émancipation réelle des sujets latino-américains. Il importe de signaler que, plus que désigner des réalités ou des phénomènes concrets, les notions de « modernité » et de « colonialité » se réfèrent à des imaginaires sociaux. Il est essentiel de comprendre que les sujets de la décolonisation sont ceux dont le savoir a été subalternisé par le fait colonial, des sujets victimes des différentes formes de colonialité. La différence coloniale du sous-continent latino-américain désigne donc, dans l’optique de Mignolo, ce lieu de rencontre entre la modernité et la colonialité. Dans l’histoire latino-américaine, la différence coloniale intervient lors du contact entre l’histoire locale européenne – et son entreprise coloniale – et les histoires locales des peuples amérindiens écartés du savoir dit scientifique par une forme d’universalisme européocentrique. La différence coloniale constitue donc le terrain idéal pour l’énonciation d’un discours émancipateur.
Nous le verrons plus loin, Walter Mignolo définit l’entreprise postoccidentale comme une critique se construisant nécessairement à partir de l’expérience des sujets subalternisés par le fait colonial et donc à partir de l’affirmation de leurs langues. Nous pouvons nous demander dès à présent jusqu’à quel point cette conception est pertinente dans un monde traversé par des échanges entre cultures et systèmes de pensée.
b. Le postoccidentalisme de Mignolo : penser depuis la frontière entre modernité et colonialité
Les penseurs du tournant décolonial accordent une importance centrale au lieu d’énonciation de la pensée et de la critique. C’est dans ce cadre que Walter Mignolo avance le concept de « géopolitique de la connaissance » (Mignolo 2000) .Il vise à affirmer le caractère situé du savoir, c’est-à-dire le lien de toute forme de connaissance avec une histoire et une cosmogonie locales. D’autre part, toute forme de savoir est conçue comme un lieu de pouvoir ayant un effet performatif sur la réalité sociale et politique (Mendieta, 2008). Ainsi, l’un des arguments centraux de la plupart des penseurs décoloniaux est de dire que les connaissances ayant traditionnellement servi à décrire le sous-continent latino-américain seraient inadaptées à son histoire locale. Et ce parce qu’elles auraient été très rarement formulées par les sujets subalternisés. Ce poids donné au lieu d’énonciation est central pour comprendre quel type de pensée est susceptible d’émanciper l’Amérique latine de son passé colonial. Si la pensée critique formulée au sein de l’imaginaire moderne du système-monde – nous pouvons penser ici au postmodernisme et au poststructuralisme énoncés depuis l’Europe et les États-Unis – est inadaptée, c’est parce qu’elle reproduirait un savoir européocentrique. Ainsi, Mignolo revendique comme point de départ de son analyse les pensées d’intellectuels ayant écrit depuis la différence coloniale. C’est en partant de ce postulat que le chercheur explique qu’afin de permettre une libération et une prise de parole des populations subalternes, il faudrait construire une nouvelle épistémologie depuis l’expérience coloniale. La construction de cette nouvelle épistémologie peut être théorique ou pratique, mais doit s’énoncer depuis l’histoire locale et, donc, depuis l’héritage colonial de l’Amérique latine. Cette critique, Walter Mignolo la nomme « border thinking ». La pensée des frontières permettrait d’accomplir une véritable rupture épistémologique. Elle rendrait possible l’expression des cosmogonies subalternisées et la libération des populations qui résistent à l’impact homogénéisateur de la pensée moderne européocentrique. Quel est le contenu de cette pensée des frontières ? Pour Mignolo, il s’agit d’une pensée qui transcende les limitations de l’épistémologie et de l’herméneutique européennes. L’objectif est donc d’effacer la distinction entre ce que Mignolo nomme l’« objet hybride connaissable » et le « sujet connaisseur ». C’est-à-dire de défaire la construction universaliste du savoir héritée des Lumières. Penser à partir des frontières, c’est donc construire à partir d’un lieu conflictuel. Celui où sont présents des rapports de domination entre la connaissance officielle moderne et les connaissances « subalternes ».
Nous nous attacherons à présent à comprendre comment l’affirmation de cette forme de connaissance passe par celle de langues habitant elles aussi la frontière entre la modernité et la colonialité.
2. Langues des frontières et émancipation décoloniale : une conception localiste
Dans Local histories/global designs, Mignolo traite du potentiel politique et émancipateur de la langue et de la littérature, en partant des réflexions de Dipesh Chakrabarty. Dans Provincialiser l’Europe. La pensée postcoloniale. La différence historique (Chakrabarty, 2000), l’historien bengali questionne l’ « historicisme », c’est-à-dire la pratique universalisante de l’histoire en tant que discipline construite en Europe. Chakrabarty explique que la connaissance historique, puisqu’elle évolue au sein du savoir académique européen, reste européocentrique. Pour résoudre ce problème, toute production de savoir devrait passer par une « traduction » lorsqu’il se déploie dans un contexte géographique autre que l’Europe. La « traduction » serait garante de l’adaptation du savoir à sa nouvelle histoire locale. Pour W. Mignolo cette « traduction » du savoir historique n’est pas suffisante puisque la connaissance n’est pas énoncée à partir de la différence coloniale. Pour le sémioticien, la solution réside dans l’énonciation de nouvelles formes de connaissance, non académiques, à partir de l’affirmation des langues et des littératures habitant la frontière entre la modernité et la colonialité. Ces langues et ces littératures serviraient donc de fondement à la création de nouvelles épistémologies décoloniales, s’éloignant des épistémologies modernes liées aux États nationaux.
Mignolo explique qu’une définition de la langue comme objet politique, serait susceptible de dépasser le lien entre langue et Nation, autrement dit de dépasser une conception de la langue comme outil de légitimation et d’ancrage de l’hégémonie occidentale en Amérique latine. Quelles langues sont donc porteuses de ce potentiel d’émancipation ? Pour W. Mignolo, mettre fin au lien entre la Nation et les formes de colonialité permises ou perpétuées par la langue passerait par la reconnaissance de la nature plurilingue du sous-continent latino-américain. Il s’agit donc de défaire le lien entre Nation et monolinguisme. Sous quelles formes se présente ce plurilinguisme émancipateur ? Mignolo prend l’exemple du « créole » des Caraïbes et explique qu’il s’agit d’une langue renvoyant à un « plurilinguisme actif » pouvant dépasser le lien entre la langue et la colonialité, tout en affirmant la manière de penser et les formes de connaissance de ceux qui l’emploient. L’utilisation de ce type de langue hybride, composée de différentes traditions de pensée et de diverses expériences historiques, serait un moyen d’ « habiter la langue », et donc de faire acte d’une condition de vie et de pensée. Ce type de langue de frontière servirait donc de base à la création d’une épistémologie plurielle.
Ainsi, dépasser le lien entre la Nation et le monolinguisme revient à reconnaître une diversité culturelle qui s’affirme désormais à un niveau mondial. Il est intéressant de constater que le sémioticien argentin évoque les potentialités critiques offertes par les processus de mondialisation. Le mondial est le lieu où peut se penser et se mettre en place ce que le chercheur nomme la « diversalité » par opposition à toute forme d’universalisme abstrait. Revendiquer le mondial comme lieu d’affirmation de la diversité des langues et des culturelle ce serait aussi une façon de dépasser une épistémologie liée à la langue nationale. Donc, le moyen de dépasser la territorialité de la Nation et des formes de connaissance qui la composent. Le plurilinguisme, pensé à partir de la différence coloniale, permettrait d’affirmer une épistémologie double et une « double conscience », celle des personnes ayant fait l’expérience de la domination coloniale. Ainsi, penser le langage comme un objet qui dessine et caractérise un imaginaire post-national, reviendrait à faire de lui une forme de résistance. Ce serait par la même occasion la possibilité de dépasser les cultures académiques qui, d’après le sémioticien, sont assimilables aux cultures nationales, monologiques et fondées sur une épistémologie unique, l’épistémologie moderne.
Il convient d’interroger cette conception de l’émancipation par la langue. Plus précisément, il importe de mesurer la pertinence du caractère « local » du programme décolonial. Nous avons pu constater que la critique postoccidentale fait du mondial l’objet et le lieu d’énonciation. D’un côté, le « système-monde » est conçu comme l’espace où se déploient des rapports de force entre des « centres » et des « périphéries ». D’un autre côté, le mondial, en tant que lieu d’énonciation de la critique, serait l’espace où se déploie une « diversalité » censée mettre fin à l’universalisme hérité de la pensée philosophique des Lumières. Cependant, cette prise en compte du mondial se fait de manière partielle. En effet, à la lecture de Mignolo nous remarquons surtout que le chercheur accorde une place centrale à l’espace local qu’il soit national ou continental. A l’écouter, la reconnaissance des particularités historiques du sous-continent latino-américain, le fait de « parler depuis » la frontière abstraite entre la modernité et la colonialité, suffiraient pour énoncer une critique émancipatrice.
Cette conception prend-elle réellement en compte la complexité ouverte par les processus de mondialisation et par le mondial en tant que lieu de résistance ? Il nous semble repérer un point aveugle dans les analyses de Walter Mignolo. En effet, l’énonciation de l’épistémologie des frontières se réfère, comme nous l’avons constaté, à un sujet hybride. Néanmoins, de cette hybridité résulte un discours isolé et presque « pur », se référant à un sujet porteur d’émancipation, que l’on pourrait qualifier d’homogène, malgré son hybridité : seuls ceux qui évoluent dans la frontière entre modernité et colonialité sont susceptibles d’énoncer une critique émancipatrice. Les imaginaires moderne et colonial nous sont livrés comme des réalités non traversées par des contradictions internes, la modernité est en un certain sens assimilée à la domination coloniale et l’imaginaire colonial – comme lieu de vie – est le seul à être conceptualisé en termes de résistance. Ces constructions épistémologiques reproduisent une vision du conflit social et de l’émancipation très statique dans le sens où les rapports de force sont simplement inversés, un binarisme est reproduit et l’émancipation est pensée comme relevant uniquement d’une affirmation des épistémologiques minoritaires et locales.
Cette conception ne peut-elle pas être interrogée à partir d’une prise en compte véritable des enjeux du mondial comme espace où est redéfini l’exercice du pouvoir et par là, les formes de résistance qu’il suscite ? Il nous semble qu’affirmer les langues et les systèmes de pensée des subalternisés par le fait colonial est une étape cruciale dans une analyse des problématiques liées au fait colonial et à sa perpétuation en Amérique latine. Nous pouvons néanmoins nous demander si cette affirmation des langues et des pensées est à elle seule garante de l’émancipation des sujets latino-américains. Une réflexion sur le langage en tant que tel est nécessaire pour mesurer son caractère émancipateur.
II. Construire le transmoderne par la langue : le dépassement d’une conception « localiste » de l’émancipation par le langage ?
Le philosophe argentin Enrique Dussel explique que le XXIe siècle offre la possibilité de faire dialoguer l’ensemble des traditions philosophiques locales en dessinant un « plurivers transmoderne » (Dussel, 2009). Nous souhaitons à présent interroger les enjeux de l’affirmation, à une échelle mondiale, de cette pluralité de langues et donc des pensées qu’elles véhiculent, en partant du concept de transmodernité.
Plus particulièrement, il s’agit de saisir la manière dont la défense d’un monde « pluriversel » implique de prendre acte de la complexité des formes de résistance et de pouvoir inaugurées par les processus de mondialisation. Il s’agira également de comprendre en quoi la conceptualisation du transmoderne ne peut en aucun cas se suffire de la seule prise en compte du lieu d’énonciation de la pensée et de la langue. Penser une émancipation par le langage oblige à prendre en considération une réflexion sur le langage à proprement parler. Penser une émancipation par la langue c’est non seulement penser son lieu d’énonciation mais aussi et surtout, son usage.
1. Construire le transmoderne : vers une conception hybride et immanente des formes de pouvoir et de résistance
Au sein de leur programme décolonial nous pouvons au moins distinguer deux conceptions différentes quant à la construction d’épistémologies critiques. Nous pouvons ajouter au programme de Walter Mignolo, exposé plus haut, celui d’Enrique Dussel que nous allons examiner à présent.
En partant de ce que le chercheur nomme dialogue interphilosophique, nous tenterons de comprendre en quoi la reconnaissance d’une hybridation entre les différentes formes de pensée implique le questionnement de la complexité des formes de pouvoir et de contestation de notre présent mondialisé.
a. Dialogue interphilosophique et « plurivers transmoderne »
Pour Enrique Dussel, le dialogue entre les différentes traditions philosophiques locales serait le point de départ pour la construction d’épistémologies libératrices. Le philosophe part du constat que toute philosophie évolue dans un espace géographique donné, elle est donc particulière puisqu’elle répond à des questions locales. L’intérêt de son positionnement tient à ce qu’il explique que le caractère particulier de l’ensemble des traditions philosophiques n’est pas incompatible avec une forme d’universalisme. Cela puisque chaque culture aurait une réponse particulière à ce qu’il nomme des « noyaux problématiques fondamentaux » qui, eux, sont universels. Le philosophe fait donc appel à la mise en place d’un dialogue interphilosophique.
La pensée de Dussel est proche de celle de Mignolo, dans le sens où le philosophe cherche à affirmer la validité des systèmes de pensée ignorés par la modernité européocentrique. Néanmoins, ce qui fait l’intérêt de sa démarche est sa façon de se saisir du mondial, conçu comme un lieu offrant la possibilité de repenser et de reformuler la modernité. Dans « Transmodernidad e interculturalidad (Interpretación desde la filosofía de la liberación) » (Dussel, 2005), le philosophe explique qu’adopter un point de vue mondial équivaudrait à repenser la modernité depuis un point de vue extérieur et non-provincial. Cela nécessiterait donc de reconnaître que la modernité s’inaugurant avec la « découverte » de l’Amérique indienne au XVIe siècle européen, ne s’accompagne pas d’emblée par la « centralité » de l’Europe. Ainsi, à côté de la modernité, des formes philosophiques « pré-modernes » (se situant avant la modernité en termes chronologiques) auraient gardé leur altérité vis-à-vis des discours philosophiques européens impérialistes. Un dialogue « transmoderne » est possible lorsqu’on reconnaît le caractère situé de toute forme de philosophie. Cela permet l’ouverture d’un vrai dialogue interculturel qui prendrait en considération les asymétries entre pensées philosophiques. La transmodernité fait donc référence à un futur utopique de dialogue transversal entre toutes formes de philosophie et suppose donc la coexistence de traditions philosophiques locales.
En reconnaissant la coexistence des traditions philosophiques dans chacune des cultures particulières du monde, Dussel reconnaît leur hybridation constante et originelle, il n’y a pas dans ce sens de pensée philosophique pure et isolée. Cette prise en compte du caractère hybride de toute philosophie n’ouvre-t-elle pas la voie vers de nouvelles perspectives critiques ?
b. Une conception immanente des formes de pouvoir et de contestation ?
Le programme critique d’Enrique Dussel nous paraît plus pertinent dans le sens où il dépasse une vision « localiste » de l’émancipation. En effet, le philosophe pense le caractère local de toutes les formes de pensée tout en faisant appel à un dialogue se déployant à un niveau mondial entre traditions philosophiques. Ainsi, Dussel se saisit des potentialités de résistance ouvertes par le mondial. Penser l’ensemble des traditions philosophiques dans leur coexistence et hybridation permet en un certain sens de dépasser l’idée selon laquelle le lieu d’énonciation de la pensée serait l’unique facteur permettant de déterminer si elle est ou non critique. Dussel, en imaginant un dialogue philosophique transmoderne laisse la porte ouverte à une réflexion autour du discours philosophique. Réflexion qui touche également à la langue si nous acceptons qu’elle serve de base à la formulation d’épistémologies critiques.
Mais surtout, la force du transmoderne réside dans le fait que les épistémologies émancipatrices ne sont pas pensées dans leur relation à un sujet pur et homogène porteur de résistance. La résistance semble concerner l’ensemble des philosophies qui dialoguent à une échelle mondiale, en laissant ouverte, là encore, la question du contenu de la pensée philosophique. Nous pouvons en un certain sens avancer que cela implique de renoncer à une pensée se structurant en des termes binaires, qui opposerait sujets hégémoniques dominants et sujets porteurs d’une critique émancipatrice.
Par l’intermédiaire de la conceptualisation du « plurivers transmoderne » Dussel n’ouvrirait-il pas une réflexion autour de l’immanence des formes de pouvoir et de contestation ? Il est pertinent, ici, de revenir sur ce que veut dire l’affirmation des langues, et de la pensée qu’elles véhiculent, à une échelle mondiale. C’est-à-dire de réfléchir à la possibilité de dépasser la Nation et son monolinguisme via la reconnaissance de la nature plurilingue des Nations latino-américaines. Nous pouvons en effet nous demander si dépasser la Nation par le plurilinguisme ne doit pas également passer par la reconnaissance d’une évolution des formes de souveraineté liée aux processus de mondialisation. Pouvons-nous penser un glissement de formes de pouvoir que l’on pourrait qualifier de transcendantes (liées à l’État-Nation) à des formes de pouvoir diffuses et immanentes qui traduiraient le dépassement de l’État national par le plurilinguisme (Hardt, Negri, 1999) ? Si c’est le cas, l’immanence des formes d’exercice du pouvoir appelle à imaginer une forme de résistance non réductible au local.
Il nous semble donc nécessaire d’engager une réflexion autour de l’usage de la langue. Pour penser des épistémologies émancipatrices, il faut combiner une réflexion sur l’usage de la langue et l’affirmation de son lieu d’énonciation.
2. Une émancipation par l’usage de la langue ?
Le « plurivers transmoderne » d’Enrique Dussel nous permet de penser le pouvoir et la résistance comme des caractéristiques immanentes à la langue et à la pensée. Cela ne revient-il pas à reconnaître le potentiel critique des pensées philosophiques postmodernes et poststructuralistes qui sont formulées depuis l’Europe et les États-Unis ?
Soulignons d’emblée que cela ne veut pas dire pour autant l’ensemble des langues et pensées philosophiques soient dans une situation d’égalité à l’échelle mondiale. La fréquence d’utilisation des langues, l’ «impérialisme » ou l’hégémonie de certaines d’entre-elles est, bien sûr, à penser en relation avec la puissance des espaces géographiques et des cultures qui les portent. Dans « Desobediencia epistémica (II) » (Mignolo, 2009), Mignolo explique que la mondialisation du savoir universitaire se fait en six langues dominantes qui correspondent aux espaces géographiques hégémoniques. Le sémioticien propose donc de reconnaître que la langue se réfère à une réalité historique et à une cosmogonie précise, parler ou écrire une langue donnée irait de pair avec l’expression d’une cosmogonie hégémonique ou subalterne. Là encore, la position de Mignolo doit être interrogée. Le potentiel d‘une langue se réduit-il uniquement à représenter ou à véhiculer l’histoire d’une population ? La langue ne doit-elle pas, au contraire, être pensée comme un lieu de création et de production d’un discours sur le réel ? (Meschonnic, 1980). Il importe de savoir qui parle et quelles épistémologies sont affirmées par l’intermédiaire de la langue. Mais à cette préoccupation doit se superposer une réflexion sur ce que fait la langue c’est-à-dire sur son potentiel de création. Mesurer le potentiel de création d’une langue c’est en un certain sens comprendre comment elle résiste. C’est également admettre que toute langue peut énoncer un discours philosophique critique.
La prise en compte de la géopolitique pour mesurer le potentiel politique d’une langue doit s’accompagner d’une réflexion autour de l’usage de la langue. Affirmer une langue à l’échelle mondiale ne suffit pas pour faire d’elle un outil de résistance décolonial. En ce sens, les analyses du philosophe Gilles Deleuze et du psychanalyste Félix Guattari sont très pertinentes puisqu’elles posent la question du « devenir minoritaire » de la langue. Dans « Postulats de la linguistique, les auteurs posent la question de la manière suivante,
Faut-il distinguer des langues majeures et des langues mineures soit en se plaçant dans la situation régionale d’un bilinguisme ou d’un multilinguisme qui comporte au moins une langue dominante et une langue dominée, soit en considérant une situation mondiale qui donne à certaines langues un pouvoir impérialiste par rapport à d’autres ? » (Deleuze et Guattari, 1980, p. 129).
À cette question, Deleuze et Guattari répondent par la négative. En effet, ils expliquent que toute langue locale est, elle aussi, sujette à un « traitement » qui peut faire d’elle une langue dominante. Inversement toute langue « majoritaire » ou hégémonique d’un point de vue géopolitique est susceptible d’être sujette à des « variations » internes, minoritaires, qui peuvent faire d’elle une arme révolutionnaire. Se servir du mondial pour comprendre les rapports de domination dans lesquels sont prises les langues ne doit pas se faire au prix d’un oubli, l’usage de ces dernières. Au lieu d’énonciation de la langue et de la pensée doit se combiner une réflexion sur le contenu du discours qui est ainsi véhiculé. Il est possible de penser les langues et leur lien avec la construction d’épistémologies émancipatrices en utilisant le mondial comme objet d’étude, en examinant donc les rapports de pouvoir entre espaces géographiques, mais cela requiert avant tout de prendre en considération le mondial comme processus, c’est-à-dire les modifications qu’il entraîne dans l’exercice du pouvoir et dans les formes de contestation qu’il suscite. A la question du lieu d’énonciation de la langue doit s’ajouter celle de son usage.
Conclusion
Quelles langues pour quelles épistémologies dans un contexte de mondialisation du savoir ? Répondre à cette question c’est prendre la mesure du poids du mondial dans l’énonciation de la pensée critique décoloniale telle qu’elle est conceptualisée par W. Mignolo. Ce dernier mobilise les analyses autour du « système-monde » pour mettre en évidence la différence coloniale latino-américaine. L’affirmation du plurilinguisme à l’échelle mondiale et la conquête d’un lieu d’énonciation pour des cosmologies subalternisées seraient garantes de l’énonciation de nouvelles épistémologies critiques.
Ainsi, la critique de Mignolo a le mérite de mettre sur le devant de la scène une forme de connaissance conçue comme non scientifique. Néanmoins, la prise en compte de la complexité du mondial se fait de manière partielle. En effet, le mondial est mobilisé en tant que lieu d’énonciation d’un plurilinguisme émancipateur et comme objet permettant d’expliquer la mise en place des formes de colonialité mais Mignolo ne prend pas en considération les changements introduits par les processus de mondialisation. Le programme critique d’Enrique Dussel nous paraît dans ce sens plus pertinent. En effet, en partant de la défense du dialogue interphilosophique, le philosophe ouvre la porte à une réflexion autour des formes d’hybridation de la pensée et des langues à l’échelle mondiale. Penser ce dialogue permet de porter un regard non seulement sur les lieux depuis lesquels la pensée et la langue sont énoncées mais également sur leur contenu et sur le discours qu’elles véhiculent. Penser le contenu de la pensée et l’usage de la langue nous semble correspondre davantage aux réalités de notre présent mondialisé. Réalités qui ne peuvent pas être comprises dans leur complexité à partir de constructions critiques « localistes ». En effet, reconnaître l’immanence des formes de pouvoir revient à admettre que toute pensée et toute langue sont traversées, en leur sein, par des rapports de force. Une conception « localiste » de l’émancipation par la langue ne répond donc pas de manière pertinente aux enjeux des processus de mondialisation. Superposer à l’attention à la localisation de la langue et de la pensée une préoccupation sur le discours véhiculé par ces dernières revient donc à engager une réflexion sur ce que fait toute langue, sur son potentiel de création et de résistance critique.
Bibliographie
BOIDIN Capucine et HURTADO LÓPEZ Fátima (coordinatrices), « Dossier : philosophie de la Libération et tournant décolonial), Cahier des Amériques latines, nº 62, 2009/3
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