Décoloniser les savoirs

Décoloniser les savoirs

Claude Bourguignon Rougier

Introduction

Si l’idée de décolonisation du savoir doit beaucoup au travail réalisé par les intellectuels latino- américains du courant décolonial, sur d’autres continents, d’autres contributions, issues d’autres courants, ont participé, et continuent de participer à ce projet. Les penseurs qui se sont attelés à cette tache sont presque tous issus du Sud, un Sud géopolitique, qui regroupe les anciens mondes coloniaux.
L’anthropologue Arturo Escobar et le sociologue Boaventura de Sousa Santos pensent depuis ce Sud. Le colombien Escobar a participé au projet Modernité /colonialite/décolonialité qui prend forme à la fin du XX siècle ; le portugais Santos, lui, vient des mouvements alternatifs apparus à cette époque. Santos, qui a contribué à la formation du Forum social mondial, est un spécialiste des droits de l’homme ; Escobar, des peuples afro-colombiens du pacifique. Pour l’un, il y a de la colonialité, pour l’autre, il y a toujours du colonialisme, mais ils se retrouvent sur l’essentiel : la nature coloniale du monde moderne et du savoir qui y est produit.
Au niveau du savoir, une ligne abyssale continue de séparer ce qui, au XVIe siècle, s’est constitué en centre du système monde, et ce qui fut la colonie. Ce rapport inégal s’est manifesté à travers la dévalorisation des savoirs autres qu’occidentaux et, dans de nombreux cas, par leur destruction lors des diverses colonisations.
La question de cette colonialité du savoir, inabordable pendant toute l’époque de la colonisation, avec la disparition des grands empires, a pu émerger et être analysée comme eurocentrisme. Et il est devenu commun d’admettre que les modes de production de savoir occidentaux avaient fonctionné de façon hégémonique, en invisibilisant ou en déconsidérant les formes de savoir autres. Une des conséquences de cette évolution a été le développement du multiculturalisme, et on pourrait penser que la décolonisation du savoir est enfin à l’oeuvre. Mais le multiculturalisme, sous ses diverses formes, ne représente pas un dépassement de la domination exercée par les formes occidentales de la connaissance. Effectivement, la reconnaissance de l’autre, de la différence, n’existe que dans la mesure où elle ne remet pas en question les prérogatives des formes occidentales de savoir et le dispositif qui les lie aux pouvoirs. De nos jours, les états peuvent très bien d’une main reconnaître l’identité nahuatl, peul, ou inuit, et de l’autre, détruire le monde dans lequel cette identité existe. Ils peuvent les désactiver en les réduisant à des cultures, qui se meuvent dans des temps non simultanés.
C’est précisément notre vision de la culture comme ensemble symbolique, inséparable d’une acception univoque de la connaissance, qui permet cette réduction. Santos et Escobar proposent de déconstruire cette articulation.
Si j’ai choisi de présenter leur travail et pas celui d’autres penseurs, d’un Mignolo ou d’un Castro Gómez, qui ont pourtant écrit des choses très importantes sur la colonialité du savoir, c’est parce que leur approche ne concerne pas seulement les fondements épistémiques de notre société. Elle lie ontologie et épistémologie, colonialité de l’être et colonialité du savoir. Escobar et Santos analysent l’ontologie qui est le soubassement de notre épistémè occidentale. Par ontologie, il faut entendre les présupposés des divers peuples de la planète quant aux entités qui existent vraiment dans le monde. Santos et Escobar ne se contentent pas d’analyser cette ontologie qui est la nôtre, ils nous suggèrent de nous en défaire : ils proposent de changer le savoir pour changer le monde et nous changer, nous. Et leur approche est indissociable de l’émergence, il y a une trentaine d’années, de mouvements sociaux qui se sont inspirés et s’inspirent, en Amérique latine, en Asie et en Afrique, d’autres cultures et d’autres savoirs, d’autres ontologies.

1) Epistémologie et ontologie de l’Occident

a) Crise de civilisation et rationalisme

Boaventura de Sousa Santos, sociologue portugais, commence Epistemologies du sud par cette remarque : « Une des caractéristiques marquantes de notre époque est la coexistence d’un constat : nous vivons une crise de civilisation, et d’une conviction : le seul modèle possible de connaissance passe par la raison et l’approche scientifique. Nous avons donc des questions auxquelles nous ne pouvons répondre parce que les solutions se trouvent hors cadre ». Ces solutions, il les aborde dans Epistemologies du Sud, ouvrage dont le sous-titre est Mouvements citoyens et polémique sur la science.
D’après l’anthropologue colombien Arturo Escobar, surtout connu en Europe pour sa critique du « développementisme », ce cadre, c’est la tradition rationaliste. Elle a une histoire, souvent violente, et correspond à une séquence historique, la modernité, dont nous ne sommes pas encore sortis, car nous ne voulons pas remettre en question ce qui la fonde.
C’est donc ce qu’il s’attache à faire depuis plusieurs décennies, en remettant en question des notions comme celles de développement, de tiers monde, ou de culture. Plus récemment, dans un article paru en 2013, intitulé El trasfondo de nuestra cultura, il expose de nombreux travaux venant de disciplines diverses qui remettent tous en question l’universalisme abstrait de la culture occidentale ainsi que notre rapport religieux à la science. Trois ans plus tard, avec un livre, sorti en 2016, Sentipensar con la tierra, il reprend cette approche théorique en la connectant à des démarches politiques. Là, il montre que le combat des communautés afrodescendantes du Pacifique contre les multinationales articule des problématiques globales à un niveau local et peut nous apprendre à penser autrement, nous, Occidentaux, la crise de notre civilisation. Le combat de ces hommes et ces femmes les amène à être inventifs et, pour résister, pour survivre, à redonner vie à d’autres modes d’être, d’autres formes de pratiques agricoles ou sociales, d’autres types de relations. Escobar aborde donc ici le rapport qui unit connaissance impliquée et mondes vécus, théorie critique et engagement. Les luttes, les solidarités et le rapport au territoire que nouent ces peuples remettent en question profondément nos certitudes relatives à la science, à la nature et à la culture.
Dans l’article de 2013, il se proposait déjà de « comprendre comment une tradition oriente la façon d’être et de penser des personnes (y compris les concepteurs), car ce qui l’intéressait c’était « d’établir des connexions entre cette tradition rationaliste, la crise écologique et l’avenir des politiques de la différence ». Dans Sentipensar con la tierra, il montre comment les politiques de la différence, en l’occurrence, le combat des Noirs afrocolombiens, sont un défi aux solutions classiques que propose la tradition rationaliste et ébranlent les piliers de cette tradition, en particulier l’économie de marché. Ces communautés ont un titre de propriété collectif, ce qui est un défi à un des fondements de notre monde moderne, la propriété privée. Mais elles ne peuvent jouir de leurs droits car ceux-ci rentrent en contradiction avec les intérêts des multinationales qui commercialisent le palmier à huile. Les techniques traditionnelles de culture qu’elles emploient apportent une solution locale à la crise écologique : au lieu de la monoculture destructrice des multinationales, elles développent des modes de cultures respectueux d’une « nature » qui n’apparaît jamais comme une ressource à exploiter mais toujours comme le monde, auquel nous appartenons, et avec lequel nous interagissons.
Et c’est là ce qui intéresse Escobar : d’un côté, mettre en avant des pratiques qui construisent des univers relationnels, de l’autre, montrer des rapports à la connaissance pathologiques, parce que basés sur la déconnexion. Le paradoxe de cette déconnexion étant que pour que s’impose une culture ou civilisation de la déconnexion, il a fallu des procès historiques, eux très connectés. En effet, en même temps que prenait forme l’économie moderne, à partir de la fin du XVIIIe siècle, s’est opérée la mise en place des grands paradigmes de l’histoire culturelle occidentale : l’individu, la réalité objective, la science comme vérité (la rationalité) et l’autorégulation des marchés.
Ces quatre piliers du monde occidental s’étaient les uns des autres. Il s’agit de constructions historiques, bien sûr, mais aussi de croyances, profondément enracinées, inscrites dans notre vie quotidienne grâce à des pratiques et à des processus sociaux, et sans lesquelles nous ne pouvons pas fonctionner. Et une des particularités de notre modernité ou post modernité, comme on voudra l’appeler, est de se croire hors du religieux, et de négliger le rôle de la croyance dans ce que nous présentons comme des constructions rationnelles. Ex : « oui, nous vivons une crise climatique terrible, mais la science nous permettra d’en sortir ».

b) Les quatre piliers de la modernité

L’individu moderne, par exemple, est une invention, une création historique, incompréhensible si on ne prend pas en compte la nécessité de détruire les formes d’être relationnelles qui empêchaient le marché moderne de s’implanter. Il n’a pas seulement fallu, pour qu’advienne cet individu, détruire l’ancienne communauté chrétienne solidaire. Il a été également nécessaire de former des subjectivités nouvelles et des «corps dociles », pour reprendre l’expression de Foucault (dont Escobar a repris la méthode d’analyse du discours, en l’appliquant entre autres aux discours du développement). L’apparition de cet individu supposait l’intervention des pouvoirs, l’invention de techniques de subjectivation qui plongeaient dans l’ancien pouvoir pastoral et prirent forme dans les conduites du XVIe siècle, et les disciplines du XVIIIe siècle.
Mais qu’importe cette histoire ?
Nous, modernes, vivons désormais avec la certitude d’être des êtres séparés les uns des autres. Nous nous voyons comme des individus autonomes, auto contenus, développant leur existence dans un monde dont nous pensons qu’il tourne en dehors de nous.
Pourtant, l’histoire du monde rend compte de nombreuses traditions autres, pour lesquelles l’idée d’un être indépendant n’avait pas de sens ; le boudhisme, par exemple, ne voit que de l’inter-être. Et des disciplines comme l’ethnologie ou l’anthropologie ont montré qu’il existait dans le monde diverses façons d’être une personne. L’anthropologie, en particulier à partir du tournant ontologique, a formalisé ces conceptions différentes de la façon d’être, et de classer les existants. Mais ces traditions appartiennent à des mondes qui n’ont pas le même rapport à la connaissance, car ils ne tiennent pas la science pour seul mode d’approche de la vérité ou de la réalité.
Or, la science est un des autres piliers de notre tradition. Pour nous, une connaissance n’a droit de cité que si elle est « scientifique ». Escobar n’a pas pour but de déconstruire le fonctionnement de la science, ce n’est pas une critique de la science comme telle qu’il fait. Ce qu’il critique, c’est les connexions plus ou moins obscures qu’elle entretient avec la force et la violence, et aussi avec ce qu’elle présente pourtant comme son envers, la croyance. Nous négligeons souvent le fait que le modèle de connaissance scientifique, pour s’imposer dans le monde, n’a pas pu se contenter de la seule force de la raison logique. Pour que la science devienne le seul mode d’accès valide à la connaissance il a fallu détruire, piller ou dévaloriser les autres modes de connaissance qui existaient jusque là.
Certains auteurs ont inventé le terme d’épistemicide pour désigner ce processus. Le Portugais Boavenura de Sousa Santos, qui emploie le concept comme Ramón Grosfoguel, avec son idée de « pensée abyssale », développe cette notion. La conscience de l’épistemicide passé ou en cours est toujours menacée car nous pensons dans le cadre d’une pensée abyssale. Celle qui attribue à la pensée scientifique le monopole de la distinction entre le vrai et le faux au détriment de deux corps de savoir alternatifs, la théologie et la philosophie. Il y a une ligne visible, au Nord, qui sépare la science de la philosophie et de la théologie, mais elle repose sur une autre ligne, abyssale, qui elle, est invisible : celle qui sépare la science, la théologie et la philosophie, de ces savoirs déconsidérés. Il y a le monde du droit, de ce coté-ci de la ligne, dans nos pays occidentaux où règne la distinction entre légal et illégal, et le monde du non-droit, de l’autre coté de la ligne, dans les anciennes colonies. C’est à dire que la ligne abyssale a une longue histoire, coloniale. Les mécanismes qui règlent ce qui se passe de ce coté-ci de la ligne sont ceux de la régulation (essentiellement à travers l’État) et de l’émancipation (révolutions, développement de pensées critiques). Les mécanismes qui fonctionnent de l’autre coté sont la domination et l’expropriation. Cette coïncidence entre les deux lignes est très importante dans la pensée de Santos, qui est un spécialiste de la question des droits de l’homme, car elle montre bien la relation étroite qui unit la colonialité du savoir et cette colonialité de l’être que Frantz Fanon fut le premier à théoriser.
Ce qui est en question, pour Escobar comme pour Santos, ce n’est donc pas la science en tant que telle, mais son rapport au pouvoir dans un monde marqué par la colonialité, et en particulier lorsqu’on vit de « l’autre coté de l’espoir », comme dirait le cinéaste Kaurismaki. Il faut mettre le doigt sur le lien qui relie les pratiques scientifiques hégémoniques et la violence ou la répression dans le monde non occidental. Dans le monde anciennement colonial, quand elle fonctionne comme raison d’état, la science s’avère être le véhicule de la violence des politiques de développement.
Mais si nous ne vivions pas dans une économie de marché, les liens entre science et pouvoir ne seraient pas aussi problématiques. Car le mythe majeur de notre époque, c’est l’économie et sa figure emblématique, le marché. L’existence de l’économie comme domaine séparé n’a pas seulement rendu nécessaire l’existence du sujet séparé, et la création de la pauvreté, processus long et contradictoire que Polany a décrit dans La grande transformation. Elle a rendu possible la coexistence d’un imaginaire religieux : le marché et sa main invisible et l’hégémonie d’un discours « réaliste », sans qu’aucune crise ne remette jamais en question la foi dans la croissance.
Et cette croyance en l’économie est inséparable d’un certain rapport à la réalité.
Là encore, il ne s’agit pas bien sûr de nier qu’il y ait du réel, mais de voir ce qu’il devient lorsque la tradition rationaliste s’en empare. Elle en fait une croyance en un univers objectif, un monde extérieur. Cet univers serait à la fois indépendant et antérieur à la multiplicité d’actions qui le produisent. Cette conception de la réalité renforce l’idée qu’il existe seulement un monde, dont la vérité attend d’être révélée. Des mouvements sociaux comme celui des Zapatistes ont montré que ce présupposé (celui d’un monde unique ou d’un univers à vérité unique) a joué un rôle crucial dans la construction de la globalisation néolibérale et ce qu’on appelait, il y a une dizaine d’années, la pensée unique.
Pour Boaventura de Sousa Santos, ce rapport à la réalité empêche d’imaginer autre chose que ce qui existe. C’est le sens de sa sociologie des absences : ne pas accepter le diktat de la réalité et montrer que ce qui n’existe pas pourrait advenir, si nous ne le disqualifions pas avant même d’avoir osé l’imaginer. « La sociologie des absences est un procédé transgressif, une sociologie insurgée, qui vise à montrer que ce qui n’existe pas est produit activement comme inexistant, comme alternative ».

C ) Dualisme

Pour Escobar, on ne saurait comprendre la puissance de ces mythes fondateurs, terme à prendre ici au sens anthropologique, sans revenir sur le dualisme qui les caractérise. Il en relève trois formes : la partition nature/culture, la coupure nous/eux (l’Occident et les Autres, les Modernes et ceux qui ne le sont pas, les Civilisés et les Sauvages, deux coupures que des auteurs comme Latour et Descola considèrent fondatrices de la modernité) et celle qui sépare le sujet de l’objet (le doublet corps/esprit par exemple). Sans la deuxième coupure, eux/nous, qui est indissociable de la colonisation, la coupure nature/culture n’aurait pu avoir lieu, ni être opérationnelle, et la modernité n’aurait pu advenir.
Ces dualismes produisent d’autres oppositions, une série de binômes dont un des termes est toujours disqualifié : humain/non humain ; matière/inorganique ; raison/émotion ; réalité/représentation ; sacré/profane ; science (c’est à dire rationalité, universalité)/croyance (la foi, l’irrationalité, les connaissances propres à une culture). Notre ontologie est profondément dualiste.
Comme Escobar, Santos interroge la raison qui rend possible ces coupures. Il l’appelle « raison indolente ». Comme Escobar, il relève que cette raison ne peut concevoir d’autre modèle d’accès à la vérité que la science, qu’elle naturalise les hiérarchies, raciales, sociales ou genrées, ne remet pas en question le principe de productivité, ni celui d’universalisme. Il s’intéresse à la relation qu’elle entretient avec le temps : pour lui, elle diminue les possibilités internes au présent, puisqu’elle produit des absences et empêche d’imaginer d’autres formes d’être dans le présent. D’autre part, elle dilate à l’infini un futur dont les promesses justifient toutes les horreurs de ce qui devient le passé. Si le pouvoir d’émancipation lié au futur, que ce soit pour la bourgeoisie ou pour le prolétariat, a disparu, la force du futur est restée la même. Car dans l’histoire y a un sens, une direction, cette conception de la flèche du temps s’articulant à une idéologie du progrès et de l’évolution. Et car le passé y apparaît toujours dépourvu de ce pouvoir rédempteur dont parlait Benjamin lorsqu’il évoquait le souvenir qui fulgure à l’instant du péril.
Le problème n’est pas la raison en soi, ni qu’il y ait des dualismes. De nombreuses sociétés se sont construites autour d’un dualisme, mais il supposait plus la complémentarité que la hiérarchie, voir par exemple dans les sociétés andines, profondément dualistes, la réciprocité. Et dans nos sociétés, cette classification des différences a eu des conséquences sociales, écologiques et politiques graves. Ces systèmes de classification ont inspiré les projets liés à l’expansion de la « civilisation » ou de la « modernité », et il sont inséparables du phénomène du racisme comme réalité structurelle des états modernes.

2) Comment sortir de ces impasses ?

Selon Escobar, sortir du dualisme de notre culture suppose d’inventer des ontologies relationnelles. D’aprés Boaventura de Sousa Santos, il nous faut une écologie des savoirs. Et pour les deux chercheurs, c’est le Sud, qui donnera l’exemple, un changement qui passera par des luttes politiques. L’Europe et l’Occident doivent apprendre du Sud parce que, de par son expérience, de par l’échec des politiques de développement, de par sa relative extériorité à la modernisation, il lui est plus difficile qu’à l’Occident d’être dans un rapport de croyance à la science. Il est plus dans l’obligation de construire une critique radicale, et donc plus à même d’apporter des réponses autres. Le Sud peut nous apporter des réponses, parce qu’une diversité s’est conservée en son sein.

a) Changer d’ontologie

Dans le Nord, remarque Escobar, depuis un certain temps, une attention croissante est accordée aux émotions, aux connaissances autres que scientifiques, aux corps et aux lieux, aux non humains. Ces préoccupations sont liées aux objectifs de développement durable, de pluralisme culturel et de justice sociale. Escobar les voit à l’œuvre dans le secteur des luttes pour l’agro- alimentaire ou pour l’environnement, dans les économies alternatives, dans les technologies informatiques, ou encore dans un certain type d’écologie radicale. Au Nord, nous avons des projets liés à la décroissance ; au Sud, des alternatives au développement et des propositions comme le Bien Vivre. À l’intérieur de l’Université, la remise en question du dualisme est de plus en plus fréquente dans le cadre d’approches qu’il qualifie de « post- post-structuralistes ».
Pour lui, il s’agit d’un processus qui est une application politique de la relationalité. Qu’est-ce que cette relationalité ?
C’est l’idée que toutes les choses du monde sont faites d’entités qui ne préexistent pas aux relations qui les constituent. Cela se traduit par la volonté de reconnecter ce qui a été séparé. Les peuples américains avec leur rapport particulier au cosmos et leur conception d’un Buen Vivir peuvent nous donner l’exemple, les Noirs du pacifique colombien qui ont conservé des pratiques héritées de leurs ancêtres africains également. Ces peuples afrocolombiens ou andins n’ont pas été touchés de la même façon par l’ontologie dualiste de l’Occident, et cela apparaît dans leur rapport au territoire. La notion de territoire, telle qu’elle a été formulée par les acteurs du Processus des Communautés Noires dans les années 90 et telle qu’existe aussi dans les luttes des peuples andins ou amazoniens, nous interpelle : le territoire n’est pas ce sur quoi s’est basé l’imaginaire des nations modernes et dont la cartographie rend compte. Notre idée de territoire, à nous modernes, est inséparable de cette dématérialisation de la carte, de la notion de frontière, d’espace euclidien. Comme elle l’est du récit national dont elle constitue le support. Pour les Afrocolombiens, le territoire est ce qui rend possible un projet de vie ; projet de vie collectif, puisqu’il n’y a pas de propriété privée de la terre, projet de vie parce qu’il n’est pas question seulement de la subsistance des membres, mais aussi de la vie des non humains qui peuplent ces territoires, ce qui suppose une visée de développement durable et une approche écologique radicale. Mais ce territoire est aussi le lieu où s’affirme une histoire : celle de la résistance depuis quatre cent ans, les terres actuelles ayant été occupées dans le passé colonial par des esclaves marrons. Nous parlons donc des anciens Palenques colombiens, ces communautés d’esclaves qui réussirent à fuir l’homme blanc et à durer. Elledesign s durent et purent réactualiser les connaissances de leurs parents africains, en particulier pour ce qui est de la culture du sol, les resignifier dans un autre contexte et donc créer d’autres mondes vécus. C’est dans ce rapport à la différence qu’elles puisent leur dignité, une notion qui commence à gagner du terrain en Europe. Elles ont une conscience aiguë, qui se traduit dans des pratiques, du danger qui pèse sur la vie de la planète et, contrairement à nous, elles ont des pratiques cohérentes. C’est pour cela que leur mode de vie est en soi un projet politique porté par une ontologie relationnelle, et c’est pour cela que, depuis le début du siècle, plusieurs centaines de leurs leaders ont été assassinés. La guerre pour les territoires, qui s’est intensifiée ces dernières années avec la pression du lang grabbing, représente la volonté d’un Nord hégémonique d’en finir avec les formes d’ontologie relationnelles, un pas de plus pour démanteler le collectif dans le grand mouvement de destruction des alternatives au capitalisme qui s’est intensifié depuis les années 80.

Mais croire que ce modèle relationnel ne vaut que pour les groupes humains qui ont maintenu des pratiques culturelles pas totalement modernes serait une erreur. Si nous adoptons l’idée que la réalité est relationnelle, il va nous falloir l’assumer et commencer à nous demander comment nous pouvons reconstituer une communalité et une relationalité dans nos espaces urbains développés. Ce qu’il nous faut, en fait, c’est une conversion ontologique. Les modèles de biologie pensés par les chiliens Varela et Maturana, et l’ingénierie informatique du web, avec son travail sur le design ontologique, la recorporisation de notre existence, font partie des pistes sur lesquelles s’aventurer pour opérer cette mutation. Le design social, cette mutation d’un design originellement tourné vers les objets et qui s’intéresse aux modes vie collectifs et au bien être, va dans ce sens. Quant au «design ontologique », il renvoie aux pratiques qui inquiètent les frontières qui séparent les êtres vivants et les choses ; les humains et les êtres vivants non humains ; les êtres vivants purement biologiques et les êtres vivants décomposés/recomposés comme les cyborgs ou les OGM.

b) Vers une écologie des savoirs

Pour Santos, la construction de mondes autres passe par une écologie des savoirs, et ce qu’il appelle la traduction interculturelle.
L’écologie des savoirs, c’est « la coprésence des savoirs qui existent des deux côtés de la ligne abyssale. Il faut une « coprésence radicale ». Dans l’introduction à cette présentation, j’évoquais le fait que nous vivons avec la sensation pas toujours consciente qu’il existe divers temps sur la planète, qu’un pasteur Peul ou Nenetse ne vit pas dans le même temps que nous, une conviction que l’anthropologie a contribué à établir avec son idée des sociétés sans histoire, et sociétés avec histoire, ou sociétés froides et sociétés chaudes. Nous ne pouvons pas accepter d’être les contemporains de ces peuples, parce que nous avons intégré l’idée d’une histoire elle-même calquée sur le modèle de l’évolution, et cela nous oblige à transformer en archaïsme les épistemologies non modernes : elles nous sont nécessairement antérieures. Jusqu’à présent, les relations entre épistémologie dominante et les épistemologies autres ont été de l’ordre de l’épistemicide ou du cannibalisme. Pour sortir de cette impasse, il faudra d’abord qu’on renonce à toute épistémologie générale parce qu’il n’existe pas seulement de nombreux savoirs, mais aussi de nombreux concepts de ce qu’est le savoir, et pour cette raison, il ne saurait y avoir d’épistemologie générale. Combattre l’hégémonie du savoir cognitif universel et abstrait a pour conséquence un combat contre « l’ignorante ignorance », c’est à dire le savoir qui n’est pas conscient de ses limites. Pour que cette écologie des savoirs soit possible, il faudra reconnaître la pluralité interne à la recherche scientifique (l’absence d’un consensus sur la science en Occident parmi les scientifiques), comme sa pluralité externe (savoirs occidentaux versus savoirs « traditionnels »), et s’orienter prudemment. Les crises produites par l’utilisation exclusive de la science sont plus graves que ne le reconnaît l’épistémologie scientifique dominante, d’où l’importance du principe de précaution. Il faudra admettre que tous les savoirs supposent des pratiques et constituent des sujets, qu’ils sont des interventions plus que des représentations, et qu’ils constituent des sujets.

c) La traduction interculturelle

Elle vise à réduire autant que possible les obstacles rencontrés dans les luttes pour la justice sociale et pour la dignité, lorsqu’ils sont dus à la différence culturelle. La traduction, parce qu’elle vise la communication, est une activité éminemment relationnelle. Elle passe par une «herméneutique diatopique », ce travail qui vise à identifier les préoccupations communes à des cultures. Elle repose sur l’idée que les topoi d’une culture sont imparfaits. Cette posture n’implique pas le relativisme mais un universalisme négatif, l’idée d’une impossibilité de la complétude culturelle. La traduction interculturelle est un travail collectif, c’est une pratique qui ne relève pas de l’expertise, même si elle passe la plupart des temps par l’exercice de traduction linguistique. Il ne suffit pas de maîtriser, par exemple, le français et le créole reunionais, ou de bien connaître les deux cultures. Il faut être engagé dans des pratiques politiques qui posent la question de la colonialité du savoir en France en général et à la Réunion en particulier. Il faut connaître la culture réunionaise et la culture française, mais surtout que le but de la traduction, ce soit toujours de les mettre sur un pied d’égalité. On pourrait donc parler, avec la figure du traducteur interculturel, d’un certain retour à la figure de l’intellectuel militant, mais sous une autre forme, car il n’apporte plus la vérité. Au contraire, il est déstabilisé́ par son travail, et vise la déstabilisation.

Conclusion

Beaucoup de travail en perspective pour ceux qui veulent de ce dialogue entre savoirs, et au delà de cette justice cognitive, changer nos façons d’être. J’ai essayé de tracer des ponts entre l’approche d’Escobar et celle de Santos. L’important pour moi était de montrer que chez les deux auteurs, un lien indissoluble unit pratiques politiques, rapports au monde et épistémologie.
Cette présentation ne visait pas l’objectivité. Elle est résolument subjective et correspond à mon cheminement. Aux problèmes que je rencontre dans le cadre de la traduction de textes décoloniaux que je pratique depuis une dizaine d’années. Et aux questionnements quant à la nature de savoirs à produire, à leur public, dans le cadre du réseau auquel j’appartiens. Il n’a pas seulement pour but de diffuser la théorie décoloniale, mais d’interroger notre réalité française et d’y intervenir en la revisitant avec ces concepts.
Ce texte est une invitation à creuser le sillon et à se situer dans la relationnalité de façon résolue, en interrogeant les concepts de ces auteurs du Sud à partir d’une posture qui n’est pas celle du spécialiste ; pas depuis une position de spécialiste, mais de traducteur interculturel.

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. .