Mexique – Tremblements
Tremblements
Mexique, Octobre 2017
« État d’esprit »
Voilà des semaines que je sens monter en moi des sentiments contraires où la rage de l’impuissance, l´admiration, la colère, l’indignation, la compassion, la tristesse, l’incertitude, l’amour, l’enthousiasme, la crainte, l’effroi, la foi, l’espoir, le rêve, me visitent tour à tour.
Pueblo víctima, pueblo mártir, pueblo valiente, desgraciado, resistente, combativo, esperanzado, danzante, amargado, creativo, infinito, ¿Dónde está la salida?
Voilà des jours que s’impose en moi le besoin d’écrire, mais par où commencer ? Quelle pierre soulever, quel angle adopter, quelles images évoquer pour tenter de transmettre quelques nouvelles du Mexique ?
Je me sens dernièrement dans une posture schizophrénique. Comment puis-je être heureuse au milieu de ce chaos ? Comment me sentir à ma place, en résonnance, en harmonie ? Comment profiter pleinement lorsque le monde se dérobe sous nos pas ? Que le Mexique, d’où j’écris ces quelques lignes, peut avoir en ce moment l’impression, pour reprendre les termes du Pape argentin Jorge Mario Bergolio, d’être « châtié par Satanas » ? Est-ce de l’inconscience ? De l´aveuglement ? De l’innocence ? De l’égoïsme ?
Un optimisme radical ?
Comment puis-je être profondément heureuse dans ce panorama d’injustice, de catastrophes, de misère et d’inégalité, de corruption, de violence, d’impunité ? Qu’est ce qui soutient encore ce pays ? Qu’est ce qui soutient encore le monde ? Qu’est-ce qui me donne foi en la vie ? En l´humain ?… Pour Juan Villoro, être heureux représente de nos jours l’une des attitudes les plus subversives qui soient. Alors soit. J’accueille mon bonheur, je lui fais de la place, pour rendre le monde habitable. J’ai conscience de la chance qui m’est donnée de pouvoir vivre cet espace-temps mexicain que j’ai tant rêvé, imaginé, poursuivi. Le voyage nous déborde toujours. Le Mexique continue de m’accueillir, indépendamment de la situation du pays, d’une manière extraordinaire. « Surréaliste », dirait peut-être André Breton. « Esplendida », Suso Mourelo. « Onirica », Francisco Solano. « Esperpentica », un borracho.
J’écoute aussi ma colère, mon impuissance, mon indignation. Comment faire bon ménage avec ces sentiments contraires ? Comment me positionner dans ces extrêmes ; et que faire de ces pensées vagabondes ? Je parle depuis le Mexique, pays des superlatifs, de l’oxymore, des contradictions, de la démesure, de l’ambivalence, de l’intensité ; depuis Querétaro, au nord-ouest de Mexico, que José Guadalupe Ramírez Alvarez dépeignait comme « une barque barroque naviguant dans une mer d’histoire »[1]… Depuis une maison bleue cousue de rêves et de songes.
Je parle depuis la frontière et ces frontières, que je voudrais un jour voir éclater comme des prunes trop mures au soleil. J’écris depuis ces temps superposés qui se brassent sous nos yeux dans des scènes tellement étonnantes, pour des regards occidentaux. Carlos Fuentes décrivait le Mexique comme le « Pays des temps simultanés ». Trente ans plus tard, jour pour jour, après le séisme qui secoue la ville de Mexico de manière inédite, un nouveau tremblement de terre se charge d’entrer dans les annales : « Joyeux anniversaire ».
La terre et le ciel grondent ; la foudre et des pluies torrentielles s’abattent sur le pays ; le territoire s’ouvre et saigne telle une offrande aux Dieux. Le « mauvais gouvernement » et ses serviteurs régissent le spectacle, traitent avec la misère, tirent parti de la situation. Ils volent. Ils mentent. Ils déforment, détournent, assassinent. Les tremblements de terre et les cataclysmes qui ont récemment ravagé plusieurs points du pays sont seulement la pointe de l’iceberg. Le peuple continue de danser, de chanter, mais il est à bout de souffle. Le peuple est en colère ; une colère souterraine qui fait pourtant, me semble-t-il, de plus en plus surface. Ou est-ce parce que j’y suis plus sensible ?
Comme le notait si justement Francisco Solano, nous avons ici le sentiment de nous muter en fruits imaginaires. Tout en flottant dans cette réalité mouvante, ou surréalité, les terres mexicaines me font songer à la ville de Prague telle que l’évoque le dramaturge mexicain Emilio Carbadillo, « avec le bref soubresaut d’un rêve sur le point de tourner au cauchemar »[2].
« Cuanto aguante tiene el pueblo mexicano », semble t’on chuchoter de toute part.
Qu’adviendra-t-il en 2018 ? Je ne sais pas, mais je vois difficilement de sortie. Si je me penche trop sur la question, cela me désespère, et j’ai peur pour le pays. Le Mexique me touche d’une manière particulière. Je pourrais l’évoquer pendant des heures, avec amour, sur différentes tonalités. Je pourrais en chanter les merveilles, les explosions de joie, les irruptions d’irrationnel, les sentiments grandioses et les sensations de plénitude que ces terres me provoquent. Les circonstances me demandent cependant aujourd’hui d’adopter, brièvement, une perspective décoloniale.
Lecture décoloniale
Vous aurez sans doute entendu parler de « colonisation », de « postcolonialisme », peut-être moins de « colonialité », néologisme crée en 1992 par le sociologue péruvien Anibal Quijano pour souligner l’interdépendance entre la « colonisation » et la « modernité ».
C’est un phénomène qui s’étend sur tous les plans de la vie humaine. Il se maintient sur trois piliers fondamentaux désignés par les théoriciens comme la colonialité du pouvoir, du savoir et de l’être. Je propose à continuation d’illustrer ces différentes facettes à partir d’exemples qui m’ont particulièrement marquée au cours de mes derniers mois sur la terre mexicaine.
Colonialité du pouvoir
À partir de 1492, le système colonial élabore une classification raciale dans laquelle les européens se situent d’eux-mêmes, nous le savons, au sommet de la pyramide. Selon leur perspective, la « race blanche » symbolise l’humanité, la perfection, la pureté, la raison.
Cette hiérarchisation de la société normalise encore aujourd’hui les relations de domination entre les Européens et les non-européens, mais aussi entre les différentes personnes qui vivent sur un même territoire. Elle saute aux yeux dans les annonces publicitaires ou dans les telenovelas où les modèles à suivre sont pour la plupart grands, blonds, parfois même aux yeux bleus dans un pays principalement métissé. Cet « idéal » se diffuse et s’imprègne dans les mentalités : « Es guapa, pero morena » ; « Cazate con un guero para mejorar la raza » ; « El niño es morenito, pero esta bonito ». Elle constitue part de la réalité sociale, elle conditionne les regards, elle façonne la réalité.
La petite Académie de langues dans laquelle je travaille est une structure qui se veut familiale, ouverte ; dont le directeur prétend défendre des valeurs « humanistes ». Ainsi, lorsque j’apprends que la secrétaire, comptable, gérante, et j’en passe ̶ sans elle, l’académie ne tiendrait pas une semaine ̶ gagne 6000 pesos par mois, j’en reste coite, puis je sens monter un sentiment d’indignation. Elle travaille facilement le triple, voire le quadriple, que les professeurs. Or, nous gagnons au minimum 8000 pesos. Comment expliquer cet écart ? Elle est jeune, travailleuse, efficace, douée ; elle domine trois langues, elle possède un master, elle a fait deux carrières universitaires, elle fait tourner l’Académie, elle est plus qualifiée que certains d’entre nous… mais elle est mexicaine.
Colonialité du savoir
La colonialité du savoir opère à un autre niveau : celui de l’épistémologie, de la construction et de la circulation des savoirs.
19 septembre 2017, Mexico : le Collège Enrique Rebsamen s’effondre. Une partie de la population retient son souffle en suivant sur Televisa l’opération de sauvetage de la petite Frida Sofia. La tragédie tourne au sensationnalisme en temps réel. Les gros titres des journaux annoncent : “El país contiene aliento ante el largo rescate de la niña Frida”, “La esperanza se llama Frida”. Peu à peu, des rumeurs s’élèvent : Frida, la petite Frida, n’existe pas. Le rideau tombe en grande partie grâce aux réseaux sociaux. Construction, manipulation médiatique, elle fût inventée de toutes pièces. Une fois de plus, en réalisant son film La Dictadura Perfecta, Luis Estrada a vu juste, et la « réalité » dépasse – ou rejoint – la « fiction ». Mais si Frida n’existe pas, que reste-t-il de l’espérance ?
Colonialité de l’être
La « domination de spectre complet » est une notion mise en place par le Pentagone. Le journaliste Carlos Fazio la présente comme une alliance politique dans laquelle le militaire, l’économique, le financier, la (des)information médiatique, le culturel, le juridique, etc., ont des objectifs communs[3]. Quels sont ces objectifs ? La militarisation de la vie quotidienne dont le but final est « la soumission sociale et la soumission de l’Autre considéré jetable, exterminable »[4].
L’impuissance et la douleur filtrent à travers le regard de l’un de mes étudiants. Il revient de la capitale : « Je suis ingénieur civil, vous comprenez, et comme tant d’autres, après le séisme, je voulais aider. Mais tout ce que voulait le gouvernement, c’était nettoyer les lieux. » « Il y avait de grandes chances pour qu’il y ait encore des survivants, et ils envoyaient déjà les machines. On était là, coude à coude, sur trois ou quatre rangées, pour les empêcher de passer. On protégeait nos vivants, nos morts. Les chauffeurs faisaient ronfler les moteurs pour nous intimider ; les soldats nous parlaient comme des chiens. » Un flot de paroles le traverse ; l’indignation le submerge. Ses mains s’agitent et tremblent. « Il y avait sans doute encore des gens, dessous. Faire entrer les machines pour que la place ait l’air propre ? Pour ne pas faire fuir le tourisme ? Mais… et les habitants ? »
1984…. 1968… 1992, 1995, 2014, 2017, les dates s’égrènent, les faits pleurent, la mémoire reste, les pierres chantent… elles saignent.
Horizons mexicains
Voilà des années que je tente de comprendre mon amour sans mesure pour un pays dans lequel se côtoient le pire et le meilleur, le chaos et l’étoile naissante, la scénographie de l’Enfer et des scènes du jardin d’Eden. Je n’y parviens toujours pas. Peut-être faut-il renoncer à comprendre, et se laisser flotter – mais avec les yeux, le cœur, autant ouverts que possible ?
Je continue de m’obstiner.
« Le Mexique est une terre de rêves. Je veux dire, une terre faite d’une vérité différente, d’une réalité différente »[5], dit à son propos Le Clezio. Mais différente de quoi ? Ce qui est sûr, c’est que le Mexique fascine. Attirance, répulsion, amour, haine, qui s’est trouvé happé par ces terres fabuleuses peut sans doute comprendre ou bien effleurer ces sensations mêlées que je tente d’évoquer.
Lorsque je demande aux personnes « étrangères » qui se sont installées sur les terres mexicaines quelles sont les raisons pour lesquelles elles ont décidé de défaire leurs valises en ce lieu de la planète, beaucoup d’entre elles hésitent, mais la plupart des avis se rejoignent : la gaieté des mexicains ; leur propension à rire de tout aux éclats ; leur manière d’appréhender la vie ; de côtoyer la mort ; la fréquence à laquelle paraissent vibrer ces lieux qui les nourrit. « Aqui me siento vida », m’a dit un jour une amie en résumant, en ces mots, mille théories possibles. « Ici, je me sens (en) vie ».
Même en ses moments les plus critiques, le Mexique insurgé de John Reed, comme le Mexique d’aujourd’hui, c’est un peuple qui chante. Et c’est en partie ce chant, porté par un chœur de fantômes, par une fratrie de vivants, qui touche certains d’entre nous jusqu’à nous changer considérablement au plus profond de notre être. Jusqu’à ce que le voyage, a priori passager, devienne un point non-retour. Je soupire, je souris, et je regarde devant moi.
Quoi qu’il se passe, me dis-je, le Mexique continuera de chanter.
Laura Nguyen,
[1] Ramírez Àlvarez, J.G. (2009). Querétaro en los siglos. México : Cantera Rosa, p. 45. C’est nous qui traduisons.
[2] Carbadillo, Emilio. (2002). Venus Quetzalcóatl : y cinco cuentos. México : Mexicanos Unidos, p. 62.
[3] Fazio, C, dans Cano, A. (2016). « Vivimos en un estado de excepción no declarado » [en ligne], dans La Jornada, 21 avril 2016. Disponible sur :
[4] Id.
[5] Le Clézio, JMG. (1988). Le rêve mexicain : Ou la pensée interrompue. Paris : Gallimard, p. 193.