La temporalité comme politique : nation, formes politiques et perspectives décoloniales
Mario Rufer, professeur à l’Université Autonome Métropolitaine, Unité de Xochimilco, México
Ce texte est la traduction de l’article publié sous le titre « La temporalidad como política : nación formas políiticas y perspectivas decoloniales » dans la revue Memoria, Bogotá en 2010. Traductrice Claude Bourguignon-Rougier
Introduction
Vous et moi n’avons pas eu le même passé
mais nous aurons, au sens strict, le même futur
Cheick Hamidou Kane L’aventure ambigüe
L’expérience de cette tour me sert à parler
aux sages qui me définissent
Car on m’a privé d’histoire
je n’ai pas le droit d’empoigner ce que je dis
et je ne saurais jamais si tu lis ce qui vient de mon monde.
Pour nous, le temps n’est qu’un ordre, une chose étrangère :
un saut dans le vide
David M’kao, Le nid des autres
En général, les représentations du passé ne posent pas la question du temps. Il reste un implicite. En effet, lorsqu’elle affronte le passé, la modernité le voit comme un bloc, un espace compact, susceptible d’être représenté sous diverses formes discursives, pour lesquelles le traitement du temps va de soi. Je ne pense pas seulement à l’historiographie, qui doit opérer selon des règles précises et suivre des protocoles scientifiques dans le cadre de procédures scripturaires spécifiques. J’ai aussi en tête les représentations de l’histoire qui se déploient dans les espaces publics et plus particulièrement, dans les musées nationaux1.
Il existe des travaux qui étudient le rapport entre la discipline historique et la nation2, la façon qu’a la nation de rester le sujet de l’histoire3. Dans leur perspective, l’archive est le gardien de la discipline, la vigie, quelque chose qui tient à la fois du point de départ et du lieu qui fait autorité, du commencement et de l’arché ; elle est la source et l’origine, ce qui rend possible le récit de l’événement4.
Mais il existe une autre mémoire, qui a une autre matrice : elle saute par dessus les temps, ne crée pas de continuités, mais fait l’expérience d’un autre type de discours sur le passé5. La mémoire, qui n’est pas un gardien, se trouve alors face à un paradoxe : quelle peut être sa temporalité si la vérité se trouve dans ses plis, comme disait Benjamin ? Si la rédemption de l’histoire se réalise, non pas dans la continuité, mais dans cet instant de vérité qui éclaire fugacement tous les oublis de la mémoire6 ? Quelle notion du temps faudrait-il élaborer pour rendre compte, dans un contexte post-colonial et latino-américain, de tout ce que cet espace de référence et de silence (la nation sous la tutelle de l’État, l’État-nation) a transformé en histoire, ensevelissant dans le même mouvement des possibilités de connaissance et de mémoire ?
Il y a quelques temps encore, de telles questions auraient pu sembler byzantines. Mais aujourd’hui, nous assistons, d’un côté, au renouveau des discours de la nation, parée des atours du pluralisme et du multiculturalisme7, et de l’autre, à la montée de politiques qui semblent fissurer le discours national au nom d’une démocratisation des voix. Pour cette raison, il serait utile de comprendre la relation qui existe entre temps et hiérarchie, conception du temps et inégalité.
Pourquoi l’histoire-nation construit-elle les sujets de l’histoire à partir d’une version temporelle dont le choix n’est jamais formulé comme tel ? Une version qui distribue la politique dans l’espace et entérine la rupture entre tradition et continuité de l’esprit national ? Quelle relation existe-t-il entre les articulations modernes de la nation et les agencements politiques de l’expérience ?
J’essaierai de répondre à ces questions à partir du postulat qui était déjà celui de Benedict Anderson et de François Hartog, entre autres. Il s’agit de l’idée que les notions de temps sur lesquelles s’établissent les constructions discursives historiques (en particulier celles de l’histoire nationale) ne sont pas des unités mécaniques de distribution de l’expérience, ni des taxinomies mesurables8. Elles sont politiques. (Anderson, 1993; Hartog, 2003).
À partir de cette idée, je proposerai ici quelques perspectives que j’analyserai. Ensuite, je m’attacherai à la relation entre l’histoire-temps et la colonialité. L’enjeu sera de montrer que les notions de rupture et de discontinuité dans l’histoire nationale, dans la mesure où elles excluent d’autres façons d’inscrire l’expérience dans le temps, réalisent une lecture politique de l’histoire.
Je partirai de mes recherches sur l’histoire de l’Argentine et de l’Afrique du Sud pour expliquer en quoi la perspective postcoloniale requiert une restructuration du discours sur le passé. Il s’agira de mettre en évidence ce que j’appelle « la continuité des processus de perte », c’est-à-dire l’empreinte de l’ordre colonial dans la structuration disruptive d’un temps national toujours « nouveau » et téléologique9.
Je terminerai avec une réflexion sur les relations entre temporalité et politique à l’époque de la nation multiculturelle et des politiques de reconnaissance des identités. Assistons-nous à l’inclusion de temporalités hétérogènes dans le discours national ? Et si c’était le cas, que sommes-nous prêts à reconnaître ?
Mais avant de répondre à ces questions, nous devons régler un problème : la question d’un temps qui semble être le substrat de la recherche historique10. Un gardien mécanique qui serait le garant de la poétique, et non un élément lié au caractère politique (c’est-à-dire, situé) de la construction sémantique de l’histoire. D’un autre côté, le temps est la matière de l’histoire. Histoire et mémoire s’enlacent et se repoussent parce qu’elles appartiennent à des registres discursifs différents : l’histoire passe par la stratégie, d’où son inertie, par le langage scientifique d’une explication qui s’opère à travers des protocoles précis ; la mémoire, elle, procède par exposition de l’expérience dans le discours.
Histoire et mémoire ont chacune leur propre rapport au temps ; l’histoire lui fait place de façon tacite, parasitaire ; la mémoire, elle, grimpe sur le temps à partir du langage. Le temps n’est pas le substrat grammatical qui situe l’événement dans un ordre, mais plutôt une variable énoncée dans ce montage que constitue le discours. La représentation mécanique du temps est propre à l’histoire, c’est l’ordre du temps qui organise le récit. Par contre, pour les discours de la mémoire, le temps ne préexiste pas, même pas en tant que structure. La mémoire parasite le temps, elle le transforme en une question, et en une occasion pour la pratique, elle l’arrache à la stratégie mécanique et le met au centre de la tactique11.
Pour la mémoire, l’ordre du temps coïncide avec celui des mots ; il n’y a pas d’extériorité entre le discours de la mémoire et la notion de temps. Si dans l’histoire, le temps est la langue, pour la mémoire, c’est la parole. Avec ce paradoxe : en termes strictement politiques, seule la parole construit l’histoire, seul l’usage de la langue lui permet de faire irruption dans le domaine du politique. Lorsque l’ordonnancement des discours permet de voir que les usages du temps construisent un régime d’historicité, et de comprendre que l’histoire, comme discours, est une façon d’articuler les usages modernes et occidentaux du temps, alors, et alors seulement, nous pouvons percevoir que la temporalité est de l’ordre du politique, qu’elle ne relève pas de la physique, de la mécanique ni de la psychologie.
Temps, nation, histoire
Un matérialiste historique authentique ne court pas après pas le mirage d’un progrès continu dans la ligne infinie du temps. Un vrai matérialiste est toujours prêt à arrêter le temps car il n’a pas oublié que la patrie originelle de l’homme, c’est le plaisir.
Giorgio Agamben. Enfance et histoire
Dans une œuvre célèbre, Benedict Anderson aborda le problème de la « coïncidence » entre temps et nation, y voyant un des fondements de la modernité occidental(isé)e12. L’idée d’un temps unique, externe, qui n’est plus affecté par les événements, est le changement majeur effectué par l’histoire moderne. Quand nous parlons de la sécularisation du temps, nous pensons à ce temps sans dieux, fait d’articulations et de successions, mais ce faisant, nous oublions ce que Marramao13 a appelé la « mondanisation du temps ». Il fait allusion à un changement capital, qui se produit lorsque le temps devient une sorte de pivot extérieur aux événements, à la production même de l’histoire14. Un temps vide, où tous les événements peuvent tenir, un temps homogène, qui n’est pas affecté par l’événement. Seule l’origine rend compte d’un fait, et ce sera la pierre de touche des débats sur la signification de l’histoire moderne de l’Occident.
Pourquoi lier temps et histoire ? Dans l’œuvre majeure de Ricoeur, Temps et récit15, il y a une idée récurrente : l’articulation entre la temporalité et la poétique serait ce qui rend possible la reconstruction du devenir. La conscience du temps passe toujours par la représentation de la trame. Si l’histoire préexiste au langage, hors de celui-ci, il est impossible d’accéder à cette expérience du temps. Mais cette mondanisation du temps se produit en même temps que des faits complexes (Les Lumières, la modernité), inscrits dans une singularité que nous ne connaissons qu’ à posteriori, grâce à l’écriture de l’histoire.
Cette singularité ne peut nous apparaître que comme un processus d’occultation, après coup. Car, de Certeau lui-même l’affirmait, l’histoire occulte les conditions de sa propre production, l’opération qui est l’envers de son écriture : raconter l’événement, c’est le mettre en ordre, c’est formuler un discours où évidence et argumentation se répondent, qui s’appuie sur une conception du temps qu’on ne peut même pas questionner16. L’historien pense le temps comme les mathématiques le nombre : en fait, ils ne les pensent pas, mais s’en servent, comme d’un outil.
Au mieux, on laissera la charge d’élaborer une réflexion sur le temps à la philosophie de l’histoire ; comme si cela ne concernait pas la construction même de l’événement, que le temps en soi ne pourrait affecter. Et inversement, l’événement a lieu dans le temps, jamais sur le temps, ni à travers lui.
Dans un texte brillant sur la fonction de l’anachronisme en histoire (qui n’a pas reçu toute l’attention qu’il mérite), Jacques Rancière remarque que l’histoire se constitue comme science en utilisant des solutions littéraires pour résoudre les questions philosophiques qu’elle ne veut pas aborder en tant que telles, à l’aide de procédures (le rapport entre temps, parole, et vérité17). Et lorsque le temps devient un discours, la possibilité de penser l’histoire comme science, comme discours universel, disparaît, puisque le temps ne met rien en évidence : il est un pur artifice de l’argumentation. Divers auteurs ont déjà attiré l’attention sur le caractère problématique d’une histoire qui a l’Europe pour sujet, l’État-nation occidental comme parangon du progrès politique, et la modernité comme ligne directrice18. Cela étant, la question de l’État-nation comme « espace de référence tacite de toute histoire moderne » a donné lieu à bien des polémiques19.
Audelà des divergences historiographiques, des questions se posent : où se situe la source ? Où sont les éléments qui permettent de construire « l’objectivité d’un fait historique » et de le valider ? Peut-on construire la notion de temps historique en dehors d’un système qui fait autorité, qui vide le temps pour le placer dans la politique et qui homogénéise le sujet afin de le situer dans l’espace universalisant de la citoyenneté ? L’histoire des nations américaines rend compte partiellement de ce chemin : la modernité vernaculaire y est la forme que prend le discours colonisateur, les élites créoles ayant simplement fait pivoter l’ancien discours politique vers un nouveau but, la réalisation de la nation.
Dans l’histoire-récit, le sujet citoyen (qui dans les pays postcoloniaux est en général un sujet défaillant, en transition, métis, racialisé) a remplacé le dominé de la période coloniale d’une façon particulière : cette histoire ne prend pas en compte les multiples temporalités ni l’existence de mondes vécus divergents. Au contraire, elle construit l’image omnisciente d’une nation homogène et indépendante.
Quelque chose de semblable s’est produit pour les mouvements de décolonisation du siècle dernier : démontrer qu’il était possible de construire une histoire « pour soi » a obligé l’Afrique ou l’Inde à prouver qu’elles avaient des histoires de longue durée, un temps long qui était récupéré par le sujet de la nation. Le désir de montrer que l’Afrique avait sa propre histoire et de contredire les thèses hégéliennes n’a pas seulement poussé les histoires nationales à souscrire à l’image éclairée de l’histoire vernaculaire ; elle les aussi amenées à subsumer tous les modes de l’expérience politique en un seul récit. Remarquons néanmoins une particularité : c’est une notion du temps spécifique qui rendit possible cette articulation et non une idée dominante de l’histoire. Je veux dire par là que les mouvements de décolonisation d’Afrique ou d’Asie commencèrent à croire à la révolution après la Seconde Guerre mondiale ; et ils tentèrent d’affirmer qu’il était possible de fonder une autre histoire, avec des événements fondateurs qui avaient vraiment un sens (même si, d’un point de vue strictement historique, nous savons que la décolonisation était un moment clef du nouveau capitalisme international). Cependant, on ne pouvait pas acclimater le récit de la modernité en tant que rupture qui doit être racontée (comme l’avait fait l’histoire moderne de l’État en Europe). Et cela pour la bonne raison qu’à la différence de l’Europe du XIXe siècle, le Congo, le Kenya, ou le Benin de 1960, ne partageaient pas une même notion du temps (ce temps chrétien qui, après s’être mondanisé, était devenu le temps du capital20).
Dans les zones colonisées, le temps était une relation intersubjective ; divers ordres coexistaient dans les communautés, dans le domaine symbolique, dans celui du travail et dans celui de la reproduction. Ils furent articulés d’une façon spéciale par la modernité coloniale et reliés au temps du capital, de la colonie, du développement et du progrès. Mais ils existaient les uns à côté des autres, comme un mille-feuilles d’expériences. Et ces temporalités multiples, narrées dans un langage autre, et qui coexistaient, constituaient un danger des plus redoutables pour l’esprit moderne et son vorace appétit d’extension. L’écrivain et cinéaste sénégalais Ousmane Sembène a nommé cela :« les temporalités ethniques enfouies dans le métarécit de la nation postcoloniale21 ».
Il ne s’agit pas de nier que le phénomène ait pu se produire ailleurs, et plus particulièrement dans l’Europe où se construisait la modernité. Je ne méconnais pas les processus autoritaires qui ont articulé de façon hégémonique les récits modernes de la nation en Occident. Ce que j’essaie de montrer ici, c’est que lorsqu’on examine l’histoire récente de pays comme l’Afrique, et la construction locale des histoires nationales, on voit qu’avant de créer l’idée d’un présent qui fut à la fois un agenda et un projet politique, il fallut d’abord domestiquer l’idée du temps. Le temps des révolutions internes et des nouvelles nations postcoloniales fut pensé avec la logique qui était celle du capital. La contre-histoire n’a pas su éviter cet écueil. Les expériences postcoloniales du Mexique, du Kenya, ou de l’Inde, par delà leurs différences, rendent toutes compte de cette difficulté à penser le citoyen sur un mode européen. Mais il est clair que cela ne tient pas seulement à l’articulation culturelle ou à la particularité du sujet postcolonial, jamais complètement sécularisé, jamais complètement moderne, mais jamais non plus complètement « autre ». Cela ne tient pas non plus à l’existence de projets politiques « infra –nationaux ». C’est plutôt que l’expérience coloniale ne fonde pas sa légitimité sur l’idée hégélienne de l’histoire (le « pas encore » de l’anthropologie impériale : d’abord ici, ensuite là-bas). C’est aussi qu’elle a trahi cette idée même. En effet, la colonisation n’a pas produit le développement (ou l’évolution de l’esprit) comme dépassement de limites ; elle a en fait impliqué la coexistence et l’hybridation de temporalités qui furent domestiquées de façons très diverses dans les mondes vécus, et qui ont rendu insoutenable l’idée d’une histoire universelle, unique, basée sur le développement et l’évolution. Quoi qu’il en soit, cette notion s’est maintenue telle quelle dans le champ disciplinaire et dans les discours. Les concepts de temps des Nuer ou des Azande qui donnent forme au présent ethnographique immuable des grandes œuvres anthropologiques d’Evans Pritchard montrent les limites des savoirs établis lorsqu’il est question de comprendre la double inscription des cultures caractéristique de la colonialité22 (et pas seulement de la colonisation) : hétérogénéité du temps vécu et du temps raconté. Évidemment, côté colon ou côté colonisé, cette hétérogénéité n’était pas du tout vécue de la même façon.
Je voudrais maintenant développer cette idée à travers un exemple. A l’aube de la phase coloniale, au début de la Pax europea et du renforcement des États-nations, voilà ce que disait la presse française de la situation au Dahomey (Bénin actuel) et des sacrifices humains :
En effet, ne croit-on pas rêver lorsqu’on lit qu’à quelques journées de marche de Cotonou, où nous avons un résident, une garnison, un bureau de poste et un télégraphe, il se commet à diverses époques de l’année sous prétexte de réjouissances publiques, des solennités, des tueries, des massacres de créatures humaines, dans lesquels les victimes se comptent par milliers23.
L’insupportable pour l’Europe, ce n’était pas, comme on l’a souvent prétendu, la barbarie de ces pratiques (si l’intolérable avait tenu à cela, les génocides du XXe siècle et l’Holocauste au cœur de l’Europe n’auraient pas au lieu, comme l’a bien montré Hannah Arendt). Non, le problème, c’était la coexistence de ces pratiques, leur coprésence, ce que pouvait supporter une conception du temps homogène lorsque l’altérait la logique de la différence. L’Afrique devait être renvoyée au passé, au moins dans la sphère des représentations, car pour l’histoire moderne, l’impensable, c’est l’anachronisme. Il ne s’agissait pas d’effacer les faits, mais d’éradiquer leur caractère contemporain.
Il fallait créer un temps dans lequel l’Histoire, qui avait fait d’un trajet sécularisé et capitaliste le seul destin possible, restât lisse, sans accrocs. Les sacrifices, comme le soutenait Bataille, ne représentaient pas seulement la barbarie, mais aussi la dépense. Et ainsi, on ne se contentait pas de faire du natif un barbare, on le rendait responsable du gaspillage des ressources du capitalisme : gaspillage des hommes, avec la décapitation, gaspillage du temps, à travers le rituel24. Dans cette image des innombrables sacrifices, dans cette démesure, l’existence en parallèle du temps africain constituait un outrage à l’esprit d’accumulation. L’Afrique était la scène pathologique d’une histoire violée, perforée par la présence de l’autre : le télégraphe coexistait avec l’autel du sacrifice ; comme dans un rêve, dans un univers nécessairement onirique où Clio n’avait rien à faire. Mais dans le monde réel, il fallait effacer le hiatus, restituer à l’histoire sa garantie téléologique, ou, ce qui revenait au même, mettre de côté les possibilités de vivre dans un temps alternatif. L’outil idéal, cela va sans dire, fut la colonisation.
Alors, maintenant, considérons la notion sécularisée et mondanisée du temps qui passa de la philosophie de l’histoire à la pensée évolutionniste du XVIIIe siècle européen. Elle a donné à la géopolitique du temps une particularité que Johannes Fabian a analysée minutieusement : la spatialisation25. C’est l’idée que le temps sécularisé, lorsqu’il se déplace vers les sciences de la nature (en gros, à partir du grand œuvre de Darwin) devient histoire dans l’espace. Lorsque l’axe du temps chronologique est planté dans l’espace, penser une histoire globale devient possible. La grande force de la modernité ne tient pas seulement à la sécularisation du temps. Elle a su également élever à l’universel le modèle spécifique qu’elle construisait, et le rendre « global » en le spatialisant26. Dans un texte qui est déjà un classique, Le temps et les Autres, Fabian essaie d’expliquer comment la discipline anthropologique, s’appropriant les éléments clefs de la pensée évolutionniste, a produit une césure dans l’imaginaire temporel des cultures, césure qui caractérise également la connaissance « universelle » et sa distribution : lorsque le temps est spatialisé, la différence culturelle de l’autre est conçue comme une distance. Fabian essaie ici de montrer les liens éthiques, politiques mais aussi épistémologiques qui unissent l’empire et l’anthropologie.
Dans le cadre de cet article, je m’en tiendrai à cette relation espace-temps et l’envisagerai comme une construction mentale qui établit un point d’observation (là où se tient le sujet qui connaît, l’ethnologue) et impose une distance. L’anthropologie n’est pas amenée à « temporaliser » à cause de la dispersion des cultures dans l’espace ; c’est le temps, spatialisé, et naturalisé qui donne un sens à la distribution des cultures dans l’espace27.
La distance imposée par cet imaginaire apparaît clairement dans ce que Fabian nomme le « déni de contemporanéité ». L’autre, toujours, habite dans le passé. Cette tension entre un temps global, d’un côté, et sa spatialisation, de l’autre, produit des usages oppressifs du temps, la genèse de l’histoire fonctionnant comme une opération politique.
Le point sur lequel je voudrais m’arrêter est le fait qu’histoire et anthropologie ont distribué les usages du temps comme des perspectives conjoncturelles. L’anthropologie, en tant qu’instrument de l’empire, domine l’autre à partir de ce temps distancé. Mais sans la notion moderne de temps historique, cette opération n’aurait pu avoir lieu. Il fallait qu’existe déjà ce temps homogène dont Benjamin nous a fait découvrir l’existence (et dont Anderson nous a parlé lui aussi). Un temps qui deviendrait le lieu privilégié de l’énonciation. Le point de vue de l’observateur est le point de départ du temps moderne, qui n’était pas seulement sécularisé et naturalisé mais, dès le XVIIIe siècle, national.
En somme, si nous acceptons l’idée que l’histoire est un signe de la modernité (au sens strictement sémiotique du terme, et avec tout ce que cela implique pour l’analyse des notions d’archive, de document et de vérité), nous devons être capables de déconstruire le rôle joué par la catégorie temps dans ce champ. L’homogénéisation de l’expérience temporelle, par le biais de l’imposition de récits historiques (toutes les formes, pas seulement académiques, des pédagogies nationales) est un moment du processus politique d’articulation hégémonique. Dans des lieux comme l’Afrique, c’est devenu la condition nécessaire pour l’émergence d’un discours historique.
D’après Bhabha, l’unité politique de la nation se réalise grâce au déplacement continuel de l’angoisse produite par la pluralité irréductible de son espace moderne. Cela revient à dire que la territorialité moderne de la nation est devenue la temporalité archaïque et atavique du traditionalisme. La différence d’espace revient comme l’identité à soi du temps, transformant en tradition le territoire et faisant du peuple une unité28. La suture de la temporalité et du territoire à travers la tradition est un exemple de la voracité avec laquelle le temps vide et homogène essaie d’en finir avec la pluralité par le biais du discours Pour qu’apparaissent les discours de la nation, il faut une conception du temps qui articule l’histoire à la notion d’archaïsme. Dans l’histoire nationale, il ne s’agit pas d’identifier la construction monolithique d’une série d’événements qui se réalisent dans le temps comme un destin29 ; il faut surtout la subsomption de l’expérience culturelle du temps comme prérequis à l’apparition du discours historique
Pour résumer : parce que le discours historique moderne a besoin d’un temps homogène et vide, il faut rejeter ce dernier hors de l’histoire, le dissocier du terrain de l’expérience et de la culture. À partir de ce moment-là, le temps comme culture sera du ressort de l’anthropologie des sociétés pré-modernes. De même pour la distribution impériale de l’imagination temporelle (le temps de l’autre comme distance, dont nous avons déjà parlé) : il faut extirper le temps de l’expérience. Et d’un autre côté, l’identification entre temps et modernité prend forme à travers le strict cloisonnement disciplinaire : l’expérience du temps relève de l’anthropologie, ce qui impliquait, jusqu’à une époque très récente, l’idée qu’il y avait des sociétés d’anthropologie et des sociétés d’histoire, comme le remarquait Wallerstein30. La stratégie historique fait du temps l’extériorité qui rend possible l’expérience moderne, elle n’est pas un patron culturel qui pourrait en rendre compte. C’est pourquoi la temporalité contribue à la séparation toujours en vigueur entre culture et histoire, sociétés de culture et sociétés d’histoire31.
La nation fétichise le temps, elle en fait son extériorité, afin d’objectiver le destin que lui assigne le progrès. Elle est cette singularité occidentale qui permet de parler du développement d’un peuple dans le temps : une expérience politique au cœur de l’histoire qui la raconte et pour laquelle le progrès agit comme une fable, celle de son déploiement dans l’espace et dans le temps. L’identité entre temps et nation devient chanson de geste32, il faut faire exister l’archaïsme pour mettre en avant la modernité, l’atavisme étant un élément des premières politiques nationales de la mémoire. Le but des musées nationaux et des premières calendes des fêtes commémoratives n’est pas de rappeler à notre souvenir, car dans la première partie du XIXe siècle, ce qu’on pourrait désigner comme « mémoire collective » ne faisait pas encore partie des politiques étatiques. Non, ce qu’il fallait créer en réalité, c’était une forme de représentation du passé (au sens littéral de « rendre à nouveau présent »). Et en même temps, il fallait instaurer une coupure avec ce passé, qui était certes fondateur, mais atavique, originaire, déjà réduit à la trace de ce que le progrès, l’industrie, le marché et le développement attaquaient comme une force tellurique. Ainsi, les musées nationaux du début du XXe siècle ne mettaient pas en scène des politiques de la mémoire, mais de la distance. Il y a une grande différence entre un musée actuel et un musée de cette époque. Le vingtième siècle a en effet créé une éthique et une esthétique de la mémoire, après l’holocauste, les génocides et la décolonisation. Mais au début du XXe siècle, la mise en scène de ce qu’on appelait déjà « identité nationale », n’avait pas pour enjeu d’établir une continuité avec le passé. Il fallait réussir deux opérations à la fois : désigner l’origine et produire un chiasme. Mettre en scène l’identification avec une origine souvent monumentale (le passé aztèque mexicain, les ruines de Mwene Mutapa au Zimbabwe) et donner le sentiment qu’un fossé séparait cette origine de ce qui se manifestait dans l’expérience moderne.
Il est important de souligner cet aspect car en général, on pense que la nation cache les discontinuités temporelles à l’origine de l’hétérogénéité des expériences historiques. Certes, le langage pédagogique et performatif de la nation fonde toujours sa mémoire sur un chiasme. À l’origine, on construit l’identité entre l’événement et le peuple, entre le temps et la nation (contre ce que Nietzche attaqua en le qualifiant « d’accident, de bruit d’épées »). Puis, on crée une continuité grâce à un récit qui prétend être totalisateur mais qui n’arrête pas de s’effacer lui-même. En effet, la nation construit ses propres apories avec les processus de traduction des expériences singulières qui la fondent : elle est à la fois ancienne et récente, elle a des origines immémoriales et elle est radicalement nouvelle.
Mais que cache donc ce visage de Janus si on en croit Bhabha33 ?
Tout d’abord, je voudrais revenir sur certains aspects de la pensée de Benjamin, quelqu’un qui a toujours été très critique avec les arrangements que s’autorise parfois la philosophie. Il est problématique d’avoir recours à Benjamin pour critiquer la discipline historique car le philosophe allemand n’a jamais partagé la notion du temps sur laquelle repose cette discipline. Pour lui, un changement rédempteur n’est possible que si nous modifions de façon radicale notre conception de l’histoire et de la mémoire. Avec son énonciation continue du temps, l’Histoire barre l’accès à une appréhension politique, précisément parce que cet imaginaire chronologique empêche de reconstruire de façon politique l’expérience sociale du passé ; cet imaginaire rend impossibles les processus d’association mentale qui illuminent comme une rafale de lumière le présent. Seul un montage surréaliste de ces associations, qui fait exploser le cadre d’un temps domestiqué, a un potentiel subversif.
Mais, là où la discipline historique voit un anachronisme, une violation de la logique, le philosophe allemand voit la vérité : elle est cette construction qui sort de la contemporanéité pour briser l’homogénéité et la flèche du temps34. L’histoire totale, le passé comme processus d’additions successives est nécessairement un ennemi de la politique. Il nous empêche de voir que l’ordre temporel n’est ni vide ni homogène, mais historique. C’est un ordre inventé, que les événements affectent mais dont il se protège car l’historien se cache derrière un niveau zéro de l’observation, toujours invisible et donc indiscutable.
Pour Benjamin, le problème avec la discipline historique, ce n’est pas seulement qu’elle ait mis en place une sorte d’historicisme basé sur l’évidence, l’homogénéité et le telos-destin. C’est aussi l’apparition d’un langage qui fait autorité et dont l’unité de sens est le processus. Il est indéniable que les atours positivistes de l’objectivité et la monumentalité du document ont été (partiellement) remis en cause par la discipline historique. Mais la notion de processus, elle, garde une force heuristique pour l’explication. Certes, elle a été fertile pour l’histoire sociale, parce qu’elle permettait de remettre en question la notion de structure, sa fixité et son caractère synchronique ; elle l’a été aussi pour la nouvelle histoire politique, car elle rendait possible un dépassement du déterminisme dans l’analyse de l’événement. Cependant, pour que l’idée de processus puisse sortir de la logique présentiste de l’événement, il ne suffisait pas de relier les cadres des événements grâce au discours, il fallait aussi introduire l’idée de progrès.
Comme le montre Agamben, processus et progrès s’entrecroisent sur la toile de fond de la connaissance historique, déjà tissée, des notions de développement et d’évolution propres au capitalisme du XIXe siècle. Le telos qui sépare les processus qui ont abouti de ceux qui ont échoué, les peuples dotés d’histoire et les autres, les humanités de fait et les civilisations « arriérées » n’est pas seulement lié au projet autoritaire de certains processus politiques déterminés ; c’est la logique même de la connaissance historique35.
D’autre part, la chaîne des événements dans le processus historiqu36 est le sceau de la temporalité propre au nouveau sujet historique : l’État-nation. Mais à en croire Benjamin, au XIXe siècle, l’impérialisme et ses technologies ont amené à concevoir la continuité comme une évidence logique, élaborée à partir de la reconstruction scientifique de l’enchaînement des événements. Il ne s’agit plus d’une expérience. Pour Benjamin, la représentation physique du temps doit être remplacée par quelque chose de nature dialectique : on doit pouvoir retrouver ce qui a été perdu, et c’est là un acte politique, pas une simple attention impartiale à la flèche du temps
L’opposition évidence/expérience, dialectique/processus est capitale. L’évidence (le protocole scientifique à l’œuvre dans la construction de l’histoire) est ce qui permet de garantir l’expérience de la continuité dans la connaissance historique. Mais, comme l’affirme Koselleck, « l’expérience saute par dessus le temps, elle ne crée pas de continuité, au sens d’une opération d’addition 37 »..Et de ce fait, la notion même de processus est propulsée hors de l’expérience. Pour qu’il y ait un processus historique, il faut voir le problème à travers le filtre de la chronologie et d’un protocole relatif à l’idée de vérité. Autrement dit : le lien qui unit l’histoire à la vérité est celui qui lie autorité et autorisation. Mais celui qui lie nation, histoire et vérité est plus profond, c’est l’autorisation poétique, la trame racontée, d’une modalité politique de l’expérience.
Je voudrais maintenant poser une hypothèse : actuellement, une idée s’est répandue au sein des sciences humaines et sociales. C’est l’idée que la diversité propre à n’importe quelle nation est occultée. Que les différences et les antagonismes sont effacés ; que les temps « autres » des mondes de la vie sont mis de côté ; et que la forme récit ne convient pas aux temps denses et hétérogènes dans lesquels se produisent les pratiques concrètes des sujets38. Oui, c’est indéniable.
Cependant, il me semble que lorsqu’on construit la continuité comme procès, progression et destin, dans une opposition au passé traditionnel, en fait, on cache, sous un discours de rupture, un ordonnancement qui reste celui de la continuité. Dans le droit fil de l’argumentation que j’ai développée à propos de la relation temps/nation, je pose donc cette hypothèse : l’ambiguïté du temps national, déchiré entre rupture et archaïsme, ne tient pas seulement à la discontinuité entre l’histoire supérieure (de la nation) et les histoires mineures (des communautés qui l’habitent). Ce qui est en jeu, de façon fondamentale, c’est une continuité particulière : la violence dans laquelle sont produites et reproduites les identités. Je vais développer cette idée. Ce dont je parle n’a rien à voir avec l’historicisme ni avec le projet de construire une continuité historique plus réelle parce qu’incluant la totalité des événements. L’idée de processus se déroulant dans un temps unique, sans barrières qui séparent l’empire de la nation, relève de la fiction. Les processus sont des unités de sens, construites à travers le discours, ce ne sont pas des faits singuliers, ni transparents. Ce que j’essaie de dire, c’est que les conceptions du temps-histoire ont rendu impossible la construction d’une continuité entre empire et nation. À partir du moment où l’histoire a décrété que certains processus ne pouvaient être représentés (par exemple la colonialité brutale propre aux relations de pouvoir dans le monde agraire argentin39), où elle a écarté l’expérience temporelle des sujets dominés (au sens strict, par des contraintes extra-économiques et sous la forme de la subsomption réelle du capital) en la transférant à l’anthropologie (les récits des « communautés », les « productions traditionnelles »), il est devenu impossible pour la discipline historique de faire apparaître la continuité de la violence entre période coloniale et nationale. Le mythe fondateur de la nation entérine une double négation : l’appartenance de certains sujets à la modernité (et partant, à l’histoire) est niée, et l’accès aux conditions contingentes dans lesquelles est produit ce discours, barré. La fracture entre grandeur de la tradition et subjectivité nationale moderne engloutit la possibilité de retracer les continuités dans le dépouillement symbolique et matériel d’une grande partie du « peuple ». Elle sépare sujets de la nation et minorités « pré-modernes ». Et à partir de ce postulat, il va falloir préparer ces communautés, les adapter, car elles appartiennent à cet autre ordre anthropologique, et sont perçues comme vivant dans un temps éloigné.
Creusée par un imaginaire temporel qui sépare radicalement le temps vide et unique de la nation et les cultures d’un temps « anthropologique », une autre brèche s’ouvre dans le discours historique, qui n’a toujours pas été comblée : celle de l’accès à la citoyenneté. Dans la pratique, une grande partie du peuple en est privée. Mais ce refus ne se présente pas pour ce qu’il est, c’est-à-dire un mécanisme historique de dépouillement, racialisation, segmentation et machinerie biopolitique. Il apparaît comme une mesure inévitable, due aux particularités de ceux qui sont encore hors de l’histoire et qu’il faut sauver, grâce à la modernisation ; ceux qui sont là, dans la salle d’attente du développement, un développement toujours à moitié raté, toujours déphasé. Ce pacte temporel n’a jamais été remis en question : ni par la rhétorique sociale du premier vingtième siècle, ni par l’État- Providence, ni par le développementisme ou l’État néolibéral enclin à entretenir le mythe d’un développement durable et d’un retour à la communauté (sans jamais endosser les responsabilités historiques qui sont les siennes). Aucun projet moderne n’a rompu avec cette notion de distance temporelle ou avec le discours historique qui produit cette asymétrie tout en occultant les conditions de sa production. Tel est le mécanisme qui articule avec une redoutable efficacité histoire et capital, sciences sociales et ordre moderne.
L’opération à travers laquelle les communautés rurales Xhosa d’Afrique du Sud, les Wixarika du Mexique et les Yanomani du Brésil sont relégués dans le champ anthropologique n’est pas due aux motifs qu’on invoque systématiquement : logique de champ disciplinaire, manque de sources écrites, nécessité d’établir des traductions, etc.40C’est même tout le contraire. Il s’agit d’une opération politique, qui passe par le discours. C’est parce que ces peuples ont été expulsés du champ historique, maintenus à distance du temps vide et homogène, rejetés dans l’espace reconnaissable de la Tradition, que l’histoire-science s’est épargné une tâche essentielle : celle de faire apparaître la continuité entre agencements coloniaux et formes républicaines nationales41.
C’est pourquoi la continuité s’est retranchée dans l’espace théorique du sujet moderne (la nation), grâce aux mécanismes discursifs du processus et de l’évidence. Et les sujets « autres » (l’Indien, l’Autochtone, le Paysan)furent victimes d’un double processus de négation symbolique dans la plupart des discours savants ou politiques ; d’un côté, ils furent soumis à la logique du capital et du développement tout en étant privés des bénéfices de ce système ; d’un autre côté, il furent rangés dans le monde de la tradition, devenant une sorte de trace anachronique des origines de la nation, mais l’accès au terrain d’énonciation de l’histoire-destin nationale leur était interdit.
Je voudrais maintenant aborder un cas de figure.
En Afrique du Sud, à partir de 1994, avec la fin de l’apartheid, commença un travail sur la « nouvelle histoire ». Il s’agissait de construire une nouvelle nation « multiraciale et multiculturelle 42 ». L’Afrique du Sud est un État-nation construit sur des ruines : celles des déplacements forcés et des migrations qui résultaient des divers colonialismes. Migrations bantoues et colonisation des peuples autochtones (Xhoi-san ) à partir du Xe siècle, colonisation des Hollandais qui se déplacèrent vers le nord avec la colonisation britannique du XIXe siècle, et de 1948 à 1994, exploitation brutale de la population noire grâce à un racisme d’État institutionnalisé : l’apartheid.
Depuis 1994, les communautés xhosa devaient affronter un double problème : arriver à instaurer la paix dans l’Afrique du Sud post-apartheid, et reconstruire leur histoire malgré la perte irrémédiable du corps du roi Hintsa Khawuta, assassiné par les Britanniques en 1835.
Dans l’université sud-africaine, il est fréquent de voir cette question abordée comme un sous-chapitre de l’histoire nationale43. Cependant, il est difficile de trouver une analyse des perspectives émiques d’un tel récit : en quoi la forme qu’y prend l’imaginaire de l’histoire est-elle particulière ? Ce temps que le changement d’État n’a pas suturé, toujours menacé par l’instabilité sociale et politique depuis qu’avec l’entrée en scène des Britanniques, la violence fonde la loi44.
Tom Mgaleka, un jeune travailleur xhosa qui vit dans la banlieue du Cap expliquait la chose suivante :
La tête d’Hintsa est au centre de la rébellion. Elle a été dérobée. Et perdue, intentionnellement. Mais elle est quelque part. Hintsa n’est pas revenu en1994. Mais il reviendra comme volonté collective : le corps, sa dépouille, n’est plus. Mais c’est sa perte qui engendre un temps nouveau. Pas le futur, non, tout le temps : le présent, le passé et ce qui est à venir ; c’est sa perte qui produit cela.45
Je ne peux pas ne pas voir dans ces propos une approche hybride du temps, au sens que Bhabha donne au terme46. Récupérer le corps d’Hintsa, et avec lui le temps traditionnel, pré-moderne, des origines est impossible : mais dans cette reconnaissance de la perte prend naissance la résistance, comme expérience hétérogène du temps. Et quand je dis hétérogène, je ne veux pas dire « variée » mais conçue comme politiquement hétérogène. Ici la dépouille marque la mémoire au-delà de la durée politique de l’événement.
Pour commencer, je dirai que la ressemblance entre ces propos et ce qu’Agamben dit de la mémoire et du temps est surprenante. Le philosophe italien écrit : « ce qui a été perdu n’attend pas de nous que nous nous le rappelions ou le commémorions. Non, la perte nous demande de pouvoir rester en nous, comme ce qui a été oublié, ce qui a été perdu, et, pour cela précisément, est inoubliable 47 ».
Ici, la perte permet de poser la simultanéité de la conscience politique parce qu’elle est ce qui donne sa continuité à l’histoire Xhosa. L’histoire de la tête d’Hintsa n’a rien à voir avec le culte occidental de la relique. Le témoignage, ou l’évidence dans le discours stratégique de la science, n’est pas ce qui intéresse. C’est le vol, la restitution jamais faite, qui fait émerger une notion d’un temps en rébellion permanente, qui affecte le temps homogène et l’arrache à son apparente extériorité eu égard aux processus : seule la perte peut articuler l’histoire comme événement fondateur et sens de la vie pour les Xhosa48. La nouvelle nation sud-africaine du discours officiel n’a rien à proposer de neuf au peuple xhosa, elle n’a pas créé une autre historicité. La dimension temporelle du colonialisme hollandais, britannique et afrikaner49 est remise en question par cette vision différente de l’événement et de sa durée, comme par le sujet imaginaire qui se manifeste alors : ce n’est pas l’histoire multiraciale de la nation qui émerge ; ce n’est pas celle de la communauté xhosa en tant que culture isolée, qui serait restée intacte, comme une nation alternative, et qui voudrait que soit reconnue sa diversité ; non, c’est une histoire que les pratiques suturent, qui annule le temps de la nation et celui du capital grâce à une double opération. Les communautés xhosa connaissent ce temps, elles l’habitent, mais elles le font exploser : elles montrent que l’homogénéité temporelle n’est pas un à priori de l’expérience mais la base politique à partir de laquelle s’organise la continuité entre ordres impériaux et nationaux. La conception d’un temps homogène ne prend pas en compte l’expérience qui saute par dessus le temps ; dans l’expérience, la relation au temps n’est pas celle de l’addition chronologique qui permet la continuité discursive. C’est ce qui ne peut être expliqué que par les morceaux textuels de l’expérience. Ou, pour être plus clair, par des associations qui se produisent dans les pratiques sociales, l’attention aux détails qui caractérise les interventions du pouvoir et l’élaboration autre des processus historiques. La distinction que j’établis n’est pas celle qui sépare scientificité du discours et idéologie (la neutralité de l’un et le côté politique de l’autre). Ni le fait que ces deux histoires prennent leur source en des lieux distincts (il est évident que, de façon directe ou non, les récits subalternes des communautés dont je parle sont influencés, médiatisés par les discours historiographiques et par les diverses pédagogies nationales de l’histoire et de la mémoire50).
La différence tient au lieu d’énonciation : l’histoire l’occulte, elle cache le fait que le temps homogène du progrès et du développement est aussi celui de l’empire, du capitalisme et du nationalisme dévorateur et excluant ; la mémoire, elle, en tant que texte de l’expérience, fait de son lieu d’énonciation l’origine du sens. Le but est d’expliquer, à l’aide d’un discours politiquement explicite et à partir d’un processus identifié comme aliénation et perte : omettre de préciser qu’ils parlent à partir d’une perte les obligerait à habiter le discours du « même » pour reprendre les mots de de Certeau.
C’est pour cela que la continuité ne peut être pensée qu’en termes d’intervention politique faite à partir du présent, une opération contre-hégémonique, sur le seul terrain possible, la mémoire.
Sur cette base, à partir du projet de départ (mobiliser l’apport de la critique post-coloniale pour analyser le contenu politique des représentations du temps), je voudrais renvoyer à l’approche de Dipesh Chakrabarty quant aux relations entre capital et histoire.
Dans un texte fondateur, l’historien indien construit une critique essentielle de la pensée historiciste, matérialisme historique compris. L’auteur reprend une perspective particulière de l’analyse, qui essaie de faire dialoguer la tradition analytique des sciences sociales (pour l’essentiel, la critique de l’idéologie, celle de Marx surtout) et la tradition herméneutique (pour l’essentiel, la revendication de la particularité des mondes de la vie, et plus particulièrement, celle d’Heidegger).
Sur ces bases, Chakrabarty pose une thèse centrale ; la raison historiciste, qui impose un temps unique et homogène (d’abord en Europe, puis dans le reste du monde), est une façon (pas la seule) de comprendre la thèse marxiste de la subsomption de la différence dans le capital et elle implique une façon particulière de lire le concept de travail abstrait (développé plus tard dans les analyses de la mise en discipline et la création de l’ouvrier comme catégorie historique51).
Comment concilier cette tension entre la création d’un sujet potentiellement absorbé par la logique du capital et les besoins de ce même capital de faire proliférer les différences ? Le problème, c’est que l’historicisme (même l’historicisme de tendance marxiste de certains historiens critiques et emblématiques comme Thompson52) reproduit la logique de la disparition de la différence sous le signe du capital. Et pour Chakrabarty, c’est une erreur, car il considère que Marx lui-même n’aurait jamais fait cette analyse. Ce n’est pas ici le lieu pour me lancer dans une analyse détaillée de la pensée de Marx ni de la relecture qu’en fait Chakrabarty (relecture qui n’est pas sans poser problème). Je vais quand même revenir sur certaines choses qui concernent mon étude du temps et de la politique.
L’auteur affirme que Marx avait conçu deux histoires du capital. L’Histoire n°1 et l’Histoire n°2. La première concernait les « histoires proposées par le capital ». La seconde, les histoires qui ne font pas partie des processus vitaux du capitalisme53. Pour être bref, je dirai que cette analyse est importante pour deux raisons : 1) selon Chakrabarty, il n’existe jamais une subsomption complète des mondes de la vie à la logique capitaliste (et à la logique moderne du temps-histoire. 2) Il n’y a pas de relation d’extériorité entre les deux histoires. L’Histoire n°1 essaie de détruire les Histoires n°2 à travers divers processus de discipline. Mais en même temps, elle a besoin d’elles : les rapports sociaux non capitalistes, lorsqu’ils n’entravent pas les organes vitaux du capitalisme, peuvent être extrêmement utiles (en tant qu’idéologies) pour sa reproduction. Le problème, c’est qu’ils peuvent aussi échapper à sa logique. Le point central, c’est qu’il n’y a pas ici de relation d’extériorité : le temps de l’expérience est hétérogène ; il ne s’agit pas pour les sujets de choisir entre une temporalité qui produit le capital et une autre qui le contourne ; c’est de traduction qu’il est question, il faut traduire des façons hétérogènes de donner un sens à l’expérience.
D’après Chakrabarty, les deux histoires, si on les voit comme un tout, mettent en pièces la distinction entre intérieur et extérieur qui réapparaît systématiquement dans certains débats, lorsqu’il est question de savoir si le monde entier est sous la domination du capitalisme et de sa temporalité. Dans ces approches, la différence n’est pas quelque chose d’externe au capital. Mais ce n’est pas non plus quelque chose qui serait subsumé. Cela cohabite de façon intime et plurielle avec le capital, un spectre de relations qui vont de l’opposition à la neutralité…54
Voilà qui me semble essentiel, si nous voulons comprendre pourquoi certaines versions du multiculturalisme, certains projets de sociétés multiples et demandes de reconnaissance de la diversité des histoires reproduisent dangereusement ce que Fabian a appelé : « des modes oppressifs du temps 55 » ou des façons de réduire la différence à une inertie politique qui tient lieu de politique identitaire. Je vais en parler maintenant.
Nation, temps, diversité. La mémoire des autres.
Ils lui ont rendu le nom qui était le sien. Le restituyeron el nombre que merecía.
Sans prévenir, elle le laissa sur la table. Sin anunciar nada lo dejó sobre la mesa.
Elle cria : je ne veux pas de la parole Gritó: ‘No quiero la palabra.
Je veux découvrir l’autel, Quiero conocer, desnuda
où elle est nommée, El altar donde se nombra
nue. Marosa di Giorgio.
Pour fixer de façon efficace la notion de progrès dans le temps, pour construire et transmettre l’image nationale du progrès, il faut réunir trois conditions : poser un observateur privilégié et invisible (l’Europe et son temps, l’Amérique, puis, beaucoup plus tard, l’Afrique, incarneront le « retard » ), trouver une origine qu’on puisse naturaliser et domestiquer dans un continuum temporel à partir de stratégies discursives spécifiques, et enfin, prendre en compte une tradition qui soit à la fois à distante et valorisée, ce que Benjamin appelait « l’archaïsation du temps marchandise ( ce qui fut, ce qui nous a permis d’être mais que nous ne sommes plus)56 .
On retrouve certains de ces éléments, épars, dans les discours officiels et publics récents, lorsqu’il est question de pluralité, de diversité et de nation multiculturelle57 dans les politiques de reconnaissance58.
Le problème central que je veux aborder ici, c’est que la logique multiculturelle de l’histoire nationale reproduit elle aussi la différence et la distance entre culture et histoire. Anne Mac Clintock a avancé une hypothèse intéressante lorsqu’elle a parlé du « temps panoptique ». Ce temps caractérise les conceptualisations impériales de l’ordonnancement global de l’histoire depuis le début du XXe siècle. Ce temps est ancré dans le point de vue du présent, il englobe tout, il dévore tout, sa logique est celle du spectacle : donner à voir les cultures, organiser des expositions universelles, mais il soustrait l’observateur de ce temps (qui est celui du capital, de la métropole59) à cette logique, en le naturalisant et l’invisibilisant. Actuellement, ce temps panoptique est plus présent qu’il ne l’a jamais été ; la nation observe sa diversité et la reconnaît60 mais sans changer ce point zéro qui est celui de son énonciation.
Mais la reconnaissance de la diversité semble produire une modification dans ce temps panoptique : si le temps panoptique justifiait les hiérarchies établies par l’historicisme, l’histoire multiculturelle inclut l’hétérogénéité des cultures dans une logique qui occulte, par l’intermédiaire de la reconnaissance, la reproduction des inégalités (d’où l’emploi du terme « diversité », plus inoffensif, et moins significatif que celui de « différence »). Or, ce qui a disparu, c’est la promesse que contenait l’historicisme, la promesse d’une amélioration, même si c’était sous une forme autoritaire.
En bref, avec le temps panoptique, on restait dans le cadre du slogan : « D’abord l’Europe, ensuite le reste61 ». Par contre, les politiques de reconnaissance, organisées autour de l’idée de diversité, semblent marquer la fin des stratégies téléologiques d’un historicisme libéral progressiste qui promettait aux pays « en voie de » un accès différé aux bénéfices du capital. Mais la violence dans laquelle sont produites les identités actuelle n’est pas interrogée et aucune politique d’intervention sur les formes à travers lesquelles se perpétuent les identités historiques ne voit le jour.
Dans un article récent, j’ai proposé une analyse de l’intervention de membres du Mouvement Indigène Argentin lors de la création de l’Espace pour la Mémoire et la promotion des Droits de l’Homme en Argentine. En 2004, le Président argentin de l’époque, Nestor Kirschner, avait transféré au domaine public les locaux de l’École navale, connue pour avoir été un des centres où les militaires détenaient et torturaient les soi disant « subversifs », à l’époque de la dictature. Motif : construire une sorte de musée national de la Mémoire, qui retracerait les atrocités commises durant la dernière dictature (1976-1983). Au milieu des Mères de la Place de Mai, et des organisations militantes qui fêtaient la victoire d’une mobilisation de plusieurs décennies, une image insolite retenait l’attention : un, deux, trois ponchos rouges. Et un visage indien, comme signe dystopique. Il appartenait à un des leaders du mouvement indien, qui demandait que les peuples autochtones aient leur place dans le musée62.
La réaction fut immédiate : parmi les diverses organisations des Droits de l’homme ou de militants, il n’ y eut pratiquement personne pour entendre cette requête. Pourquoi le mouvement indien demandait-il à figurer dans le musée ? Pourquoi cette irruption anachronique et politique sur l’arène politique ?
Fondamentalement, parce qu’il leur semblait cohérent de faire apparaître la continuité entre le » terrorisme d’État » et la genèse de la violence dans l’état national. Il ne s’agissait plus de remonter à 1966, 74 ou 76, dates qui marquent le début du terrorisme d’État avec la doctrine de la sécurité nationale, mais à la Conquête du Désert, lorsque l’État nation s’est renforcé en expropriant les Indiens, en les massacrant, en signant la fin de la frontière. La suite de ces événements, qui ont eu lieu entre 1879 et 1885, est une histoire bien connue : l’immigration européenne a commencé, et la périphérie argentine a pris une place conséquente dans la répartition internationale du travail. En 2004, lorsque le mouvement indien fit cette demande, d’autres événements avaient lieu : le directeur du Musée National d’histoire (qui avait aussi présidé l’académie d’Histoire), José Luis Cresto, critiqua durement les nouvelles approches historiques « approximatives » qui se faisaient de la Conquête du Désert. Il assurait qu’il n’était pas du tout évident qu’avant la Conquête, la population indienne ait été deux fois plus importante, et que présenter comme un génocide la Conquête du désert relevait du mythe. Histoire, évidence, mythe. La triade fondatrice de la discipline historique et de sa logique : qu’est-ce que l’histoire ? Quelles sont les frontières de ses pratiques63 ? Pourtant, lorsque désireux d’ en savoir plus sur cette volonté d’être inclus dans l’histoire de la nation, sur cette demande de reconnaissance d’une diversité de perspectives , j’ai interviewé Mario Barrio, le leader du mouvement indien, il m’a répondu :
La question n’est pas d’avoir le droit de figurer dans le musée national, de nous situer dans une démarche anthropologique, et d’être là comme un chapitre de plus. Nous voulons être partie prenante de l’histoire nationale. Notre histoire n’est pas celle de ces gens qui furent massacrés, enfin, pas tous, puisqu’on est encore quelques-uns, comme moi, n’est-ce pas ? (allusion ironique au mythe de la disparition totale de la population argentine indienne). Ça, c’est leur histoire à eux.
On nous reconnaît comme « cultures », des cultures « autres » (il dessina des guillemets dans l’air). Mais pas comme histoire, parce que notre culture ne produit pas de documents. Donc, lorsque nous produisons quelque chose, nécessairement, c’est exotique. Mais, franchement, dites-moi le fond de votre pensée : vous croyez vraiment que vos documents disent la vérité sur ce qui s’est passé ? Vous croyez vraiment que votre histoire a vraiment eu lieu et que nous, nous n’avons pas tout ce qu’il nous faut pour raconter la nôtre (rire) ? Ah, bien sûr, dire que la Conquête a été un mythe, ça, l’État sait faire. Et là, l’histoire, c’est la République. C’est vrai que maintenant, nous avons le droit d’être là, avec notre façon à nous de nous habiller et de vivre, mais parler des terres qu’on nous a prises, ça, ce n’est pas possible. Pourtant, c’est bien l’histoire de ce qui s’est passé, lorsqu’ils nous ont tout pris, et elle dure toujours cette histoire-là. C’est la même chose, exactement la même chose qu’à cette époque. Mais ça non plus ce n’est pas possible d’en parler, alors qu’on n’arrête pas de nous dire que maintenant nous avons des droits, etc64.
On ne saurait poser plus clairement le problème : la continuité est cachée grâce à une stratégie discursive reposant sur l’invention du temps homogène ; la division entre mythe et histoire transforme en anachronisme, le pire péché de l’historien selon Rancière, toute réclamation relative à la mémoire du terrorisme ou à la récupération des terres usurpées.
Et ces deux points correspondent exactement à ce que j’ai essayé d’analyser ici. Dans le premier cas, l’usage de l’achronie, pour situer dans le présent un fait qui ne correspond pas à ce qui est identifié comme tel, est en fait une stratégie d’énonciation, qu’il ne faut pas prendre pour une erreur. D’après Ranciére, pour l’histoire, si l’anachronisme pose problème, ce n’est pas parce qu’il est un manquement à la vérité scientifique mais parce qu’il défait la construction politique du temps historique. L’anachronisme met à nu la vision téléologique et théologique qui identifie le temps-histoire avec l’éternité et le mouvement en avant : en fait, avec des réminiscences chrétiennes, tout sécularisé qu’il soit, et avec le capitalisme comme incarnation historique du développement. Je vais reprendre les mots de Rancière : « il n’y a pas d’anachronismes, seulement des anachronies : des conceptions et des signifiés qui prennent le temps à rebrousse-poil, qui font circuler le sens d’une façon qui échappe à toute contemporanéité, à toute identité du temps à lui-même 65 ».
Les Indigènes savaient très bien que la campagne du Désert du XIXe siècle et les technologies d’extermination anti-subversives du XXe, ce n’était pas la même chose. Mais leur but était ailleurs : ils voulaient montrer la continuité qui traversait la modernité sous la forme d’un projet de disparition. Cette continuité ne tenait pas aux faits mais à la nature politique de ces faits. Ils voulaient remonter à la racine de la violence qui encode l’ADN national. Et montrer qu’aujourd’hui encore, dans les discours autorisés sur la mémoire et sur l’identité, la race est toujours ce qui est invisibilisé66.
D’un autre côté, l’irritation et le rejet immédiat de leur réclamation s’explique simplement : l’État avait ouvert l’éventail de la mémoire, mais pas pour les Indiens qui réclamaient des territoires. En effet, reconnaître officiellement leurs demandes, et de ce fait, la violence patrimoniale et le pillage, revenait à admettre les fondements ignobles de l’État (dont le discours sur le progrès et la modernité mille fois ressassé fut assumé d’abord par l’élite créole, puis par l’historiographie officielle).
On dirait que dans l’Argentine d’après la crise, le nouvel État prétend s’établir sur la base d’un certain usage du passé : il devient palimpseste et discours de mémoire On a le droit d’ébranler bien des certitudes relatives à l’histoire de la nation, mais il ne faut pas toucher à ces intentions fondatrices. À ce sujet, il me semble indispensable de revenir sur ce qu’expose Chakrabarty sur les « Histoires n°2 ». D’abord parce que l’extériorité et la hiérarchie présentes dans le rapport histoire/culture y apparaissent clairement. Si la tradition est le signe du « retard » dans la conception historiciste de la nation, elle a droit à une reconnaissance dans le domaine de la culture. Cette histoire n°2 que le leader du mouvement raconte, comme quelque chose qui n’est pas vital pour le processus capitaliste, mais y participe néanmoins, devient un mode d’énonciation potentiellement subversif, précisément pour cette raison : parce qu’elle n’est pas racontée de « l’extérieur », ou depuis les terres inoffensives de « l’identité-autre », parce qu’elle suture l’expérience historique à partir d’un présent radical.
Dans Anuncios de una muerte, Benjamin écrivait : il est étrange que personne n’ait eu l’idée de penser le présent comme un écho, « que personne n’ait vu que cet écho est un chemin vers l’étrangeté qui était déjà là parmi nous ; car il y a des mots et des silences qui nous conduisent vers cette chose étrange et invisible : ce que l’avenir a oublié parmi nous67 ».
Ce que l’avenir, le progrès, le développement, l’Histoire, ont oublié chez nous se présente sous la forme coloniale d’un humanisme historico-anthropologique. Un tel oubli ne doit pas être corrigé, et incorporé au « cours » de l’histoire. Bien au contraire, il faudrait une autre stratégie discursive. Il faudrait qu’elle prenne en compte la critique de la co-présence dans le langage à la fois inadéquat et indispensable de la nation et de son histoire. Des penseurs comme Gayatri Spivak y Homi Bhabha ont insisté là-dessus : il faut transformer les conditions d’énonciation au niveau du signe68. Il ne faut pas reconnaître des identités mais expliquer que les langages de la mémoire sont des gestes politiques.
Agamben lui-même pose le problème de façon lapidaire : « toute politique identitaire, y compris celle qui est menée dans un contexte de contestation ou de dissidence, est létale69 ». Pourquoi ? Justement parce que pour Agamben, et je le rejoins à partir de ma perspective critique de l’historiographie, il faut pouvoir faire jouer la désidentification contre l’identité. Et déloger les discours de la mémoire de leurs sanctuaires. En effet, avec les politiques de l’identité, la mémoire des peuples indiens, longtemps interdite de séjour, vient finalement s’ajouter aux autres mémoires. Mais la mémoire n’est pas un processus d’addition.
En guise de conclusion
Lorsque les Indigènes d’Argentine ou les Xhosa africains demandent des comptes, la mémoire des subalternes s’empare du langage qui fait autorité et parle de cette place. Cela nous rappelle que pour arriver à entailler le « pouvoir » de l’énonciation, il ne faut pas occuper les lieux comme un énoncé parmi d’autres, mais faire irruption avec son propre langage, et réaliser en cela un geste politique. L’idée de faire place aux énoncés autres (ces versions qui n’auraient pas été « retouchées » par la modernité) est dans la continuité du jeu aporétique des temps historiques ; on prétend que les subordonnés ont la parole, mais la hiérarchie panoptique n’a pas disparu pour autant. La démonstration, ou la récupération, se fera depuis un lieu soigneusement prédéfini et classé : mythe, légende, au mieux, histoire locale. Le temps panoptique est toujours à l’œuvre, il sépare les sociétés d’histoire et les sociétés de culture et la notion de processus obère les demandes émanant des sociétés de culture. L’idée de diversité, lorsqu’elle s’articule à la conception d’un temps unique et homogène, neutralise cette vision hybride du temps comme perte, qui n’est finalement qu’une demande de reconnaissance d’un régime d’historicité : il ne se construit pas autour de la multiplicité de la nation mais d’une continuité historique incontournable (la violence et la contrainte à l’œuvre dans la production et reproduction des identités).
Construire le récit comme perte a trois conséquences : d’abord, on parle de l’intérieur de l’histoire-temps (nation, progrès et capital) mais on inaugure, l’événement prend place dans un autre ordonnancement (le temps est celui de l’histoire-expérience, qui lui donne son sens).
Ensuite, on montre que les continuités existantes sont la marque d’un ordre colonial du présent. Enfin, on produit une torsion dans le langage de l’histoire, en annulant l’autorité du terme et en déconstruisant les processus qui permettent de créer et reproduire les différences et les inégalités. Ainsi, on habite les histoires nationales, on se permet d’en faire usage, on montre que la continuité réside dans la hiérarchisation des sujets, des unités politiques et des expériences temporelles, comme dans le déplacement permanent des sujets et des expériences.
BIBLIOGRAPHIE
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1 Mario Rufer, La nación en escenas. Memoria pública y usos del pasado en contextos poscoloniales, Mexico, El Colegio de México, 2010
2 Nicholas Dirks, “History as a sign of the modern”, Public Culture 2, no. 2, 1990 ; Nira Wickramasinghe, « L’histoire en dehors de la nation», in L’historiographie indienne en débat. Colonialisme, natio-nalisme et sociétés postcoloniales, comp. Mamadou Diouf, París/Amsterdam : Sephis/Karthala, 1999 ; Mario Rufer, « Reinscripciones del pasado. Nación, destino y poscolonialismo en la historiografía de África Occidental », México, El Colegio de México, 2006.
3 Prasenjit Duara, Rescuing history from the nation. Questioning narratives on Modern China, Chicago & Londres University of Chicago Press, 1955, p. 27.
4 Jacques Derrida, Mal d’archive. Une impression freudienne, Éditions Galilée, Paris, 1955.
5 « La nación en escenas », op. cit. ; p. 57 .
6 Walter Benjamin. Über den Begriff der Geschichte, 1942, Institut de recherches sociales, Los Angeles,1942 .« Thèses sur le concept d’histoire », Paris, Les Temps modernes, 1947.
7 Jesús Martín Barbero, “El futuro que habita la memoria”, in Museo, memoria y nación, eds. Gonzalo Sánchez Gómez y María Emma Wills Obregón, Bogotá: Ministerio de Cultura, Museo Nacional de Colombia, 2000, p. 33.
8 Cf. Benedict Anderson, Anderson, Benedict. Imagined Communities: Reflections on the Origin and Spread of Nationalism (1983), Communautés imaginaires. Réflexion sur les origines et la diffusion du nationalisme, Paris, La Découverte, 1996.
9 Foucault a débattu du rôle joué par l’histoire dans la création de continuités. Il a évoqué sa peur de ce qui fait irruption. Néanmoins, dans cet article, quand je parle de la nécessité de percevoir les continuités, je ne me réfère pas à la notion de continuum en tant que processus, ni à la nécessité de travailler sur des régularités et des séries d’événements. Au contraire, je me réfère à la continuité comme à un tout qui a perdu sa capacité d’être représenté, qui ne peut pas accéder au signe, parce que le langage stratégique de la science historique (le document) fondé sur une irruption qui n’est pas reconnue comme telle (la nation, la politique de l’État, la construction libérale de la citoyenneté), ne prend pas en compte la possibilité de représenter les continuités, même en tant que formes d’expérience, de trace. J’aborderai cela plus loin. J’ai une dette envers Foucault en ce qui concerne l’histoire/document /monument. Michel Foucault. L’Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, Bibliothèque des sciences humaines, 1969.
10 Dipesh Chakrabarty, Provincialiser l’Europe, La pensée post coloniale et la différence historique, Éditions Amsterdam, Paris, 2009
11 Je me réfère ici au concept élaboré par Michel de Certeau, quand il affirme que la tactique est un calcul « qui n’a pas de lieu à soi » et qui se joue des événements, arrivant parfois à les transformer. Pour de Certeau, la tactique est l’inverse de la stratégie car cette dernière se base sur une évaluation des rapports de force, elle a son propre lieu, prend ses distances avec le contexte, crée un champ qui fait autorité, et existe dans l’espace, en dehors du temps. Pour de Certeau, la science est le calcul stratégique par excellence ; la tactique, elle, doit opérer avec le temps, pas sur lui, elle dépend du temps et doit essayer d’en tirer profit. C’est l’outil des faibles. Cf. Michel de Certeau, L’Invention du quotidien, 1. : Arts de faire et 2. : Habiter, cuisiner, éd. établie et présentée par Luce Giard, Paris, Gallimard, 1990 (re éd. 1980).
12 Communautés Imaginaires. op. cit.
13 Cf. Giacomo Marramao, Ciel et terre, Bayard, Paris, 2006.
14 Provincialiser l’Europe, op. cit.
15 Cf. Paul Ricoeur, Temps et récit, tome 3 : « Le temps raconté », Paris, Seuil, 1983.
16 Cf. Michel de Certeau, L’Écriture de l’histoire, Paris, Gallimard, 1975.
17 Jacques Rancière, « Le concept d’anachronisme et la vérité de l’historien », L’inactuel, no. 6 (1996). Je remercie María Inés García Canal qui m’a fait connaître ce texte.
18 Dipesh Chakrabarty, Provincialiser l’Europe ; Wickramasinghe, « L’histoire en dehors de la nation » ; Frederick Cooper, « Africa’spasts and Africa’s historians », Canadian Journal of African Studies, 34, no. 2, 2000 ; Reinscripciones del pasado, op.cit., p. 18.
19 L’expression vient de Prasenjit Duara. Il s’agit de montrer comment la nation devient le spectre qui organise la temporalité et la structure narrative de toutes les histoires, y compris celles qui affirment vouloir écrire « d’en bas » ou produire une contre-histoire. S’il en est ainsi, c’est simplement parce que pour faire une histoire qui ne soit pas celle de la nation, il faudrait nous dépouiller des notions partagées d’évidence, d’événements et surtout, d’archive. Nous ne négligeons pas ici l’historiographie du XX siècle et en particulier ce que Peter Burke a nommé « la révolution historiographique française des Annales ». Cette école a en effet inventé le déplacement vers les profondeurs de l’espace social et une reconfiguration de l’histoire politique. Cependant, ce n’est pas de cela qu’il est question lorsque Duara parle de « l’espace silencieux de référence ». Cf. Prasenjit Duara, Rescuing History from the Nation. Questioning Narratives of Modern China, Chicago & Londres, University of Chi-cago Press, 1995, p. 27.
20 J’ai développé ce point dans Reinscripciones del pasado, p.18-44.
21 Cf. Diouf, Africa’s Pasts and Africa’s Historians, p. 339.
22 Aníbal Quijano, « Colonialidad del poder, eurocentrismo y América Latina»., in La colonialidad del poder. Eurocentrismo y ciencias sociales. Perspectivas latinoamericanas, compilation. Edgardo Lander (Buenos Aires: Consejo Latinoamericano de Ciencias Sociales- clacso -, 2000. La différence que je veux souligner tient à cela : si la colonisation est le processus historique, la colonialité est la condition nécessaire pour que les processus de subordination, matériels et symboliques qui articulent les processus hégémoniques contemporains puissent se dérouler. Identifier la colonialité dans les rapports sociaux et dans l’exercice de la citoyenneté ou des droits est un travail indispensable si nous voulons comprendre que la visibilité de l’alterité n’implique pas nécessairement une véritable « reconnaissance ». La présence de l’autre, l’Indien, les minorités, etc., même dans les nouveaux récits hégémoniques de la nation multiculturelle, ne correspond pas à une authentique reconnaissance. Car ce que l’on appelle « reconnaissance » ne produit aucune sorte d’égalité. Nous sommes de plus en plus habitués à reconnaître, à montrer, à percevoir l’alterité, mais pas encore capables de produire la torsion politique qu’impliquerait une véritable validation de cette nouveauté (une torsion qui implique de repenser le langage scientifique de l’expérience sociale et le langage moderne de l’expérience politique). Je développe la question dans « Experiencia sin lugar en el lenguaje. Evidencia, autoridad y la memoria de los otros». Intervention proposée lors du colloque « Revoluciones y Heterotopías », Tepoztlán : Instituto Tepoztlán para la Historia de las Américas, juillet 2009, inédit.
23 « Journal des Voyages et des Aventures de Terre et Mer » (20 juillet 1890), cité in Véronique Campion-Vincent, Dahomey dans la presse française (1890-1895). « Les sacrifices humains », Cahiers d’Études Africaines 7, no. 25, 1967, p. 46. Je souligne. En même temps qu’on importait en France l’image des sacrifices, par le biais de la presse et pas de la « raison », on faisait passer une critique de la situation française de l’époque. Nous pouvions lire alors dans un journal : « Le roi du Dahomey ne déparerait pas s’il venait ici abolir les sacrifices humains, car dans notre pays ils sont bien plus nombreux, et bien plus atroces que dans son royaume (…) Pendant la Semaine Sanglante, un sacrificateur répondant au nom de Gallifet fit amener 300 à 400 Parisiens au bord d’une immense fosse, où les précipitèrent les tirs de mitraillette… », L’Intransigeant, 4 novembre 1892. Le spectre d’une Commune de Paris encore proche hantait le bourgeois. J’en resterai là. Il est intéressant de noter que les discours coloniaux n’ont pas un seul sens et qu’ils ne sont pas monolithiques. Ces sacrifices africains rappelaient, dans le Paris de 1890, ce que l’histoire destin essayait d’effacer de son palimpeste ; des images qui appartenaient aussi à la matrice civilisée, des images qui n’étaient pas oniriques mais renvoyaient à des événements bien réels, à un monde sécularisé et capitaliste. Des images contemporaines. Ainsi, on instrumentalisait la représentation de l’Afrique pour transformer une situation qui était celle de la métropole, faire émerger au centre, les traces de ces horreurs locales que l’Histoire universelle devait effacer.
24 Cf. Eleni Coundouriotis, Claiming History. Colonialism, Ethnography, and the Novel ,New York : Columbia University Press, 1999, p.64.66.
25 Cf. Johannes Fabian,Time and the Other, Columbia University Press. New York, 1983. Le temps et les autres, Comment l’anthropologie construit son objet, Toulouse, Anacharsis, 2006. Fabian montre que Darwin ou Spencer n’ont pas eu recours à l’image de la ligne ou de la flèche temporelle dans leur représentation de l’évolution mais à celle de l’arbre. Il est clair que la philosophie de l’histoire a été le cadre de contention de ces processus, où prenaient forme les premières idées développementistes relatives à l’histoire de la planète. Cela commença avec l’étape rationaliste de Voltaire ou de Kant et alla jusqu’au défi historiciste de Vico et Herder. Sur ce point, consulter Saurabh Dube, “Introduction”, in Historical Anthropology, ed. Saurabh Dube, Delhi: Oxford University Press, 2007, p. 7.
26 Time and the others, op.cit.
27 Ibidem, p. 25.
28 Homi Bhabha, Le lieu de la culture, Paris, Payot, 2006
29 Mario Rufer, « Reinscripciones del pasado », p. 18 et suivantes, in Duara, Rescuing History from the Nation, p. 27 et suivantes.
30 Immanuel Wallerstein, Abrir las ciencias sociales, Madrid, Siglo XXI, 1996.
31 Dans un travail qui laisse songeur, l’historienne Miranda Johnson montre que pour bénéficier des politiques de réparation actuelles, un groupe d’Aborigènes dut faire usage de logiques de vérité rationnelle. Ils durent prouver au tribunal que l4histoire des communautés rurales qu’ils racontaient était bien vraie. Dans le cadre des politiques de diversité culturelle, le temps hétérogène pouvait être reconnu, mais quand il s’agissait de valider dans un cadre juridique certains aspects de la citoyenneté, le temps devenait unique. Et si les Indigènes voulaient raconter leur histoire, et prouver que le territoire était le leur, il fallait qu’ils passent par les procédures scientifiques en vigueur : document, preuve, vérité, expert historien (tout le reste étant considéré comme mythe, légende, superstition, et circulation communautaire des savoirs). Miranda Johnson, “Making History Public: Indigenous Claims to Settler States”, Public Culture 20, no1, 2008. Ainsi se perpétue la logique qui oppose les sociétés froides et sociétés chaudes, ou présent ethnographique et sociétés de changement. Avec les habits neufs du discours scientifique, l’identification de la culture à un système plus ou moins poreux de construction du sens se heurte à l’inexplicable ; l’histoire de ce sociétés qui ne sont pas occidentales ni infra-nationales, finit par être anthropologisée. Seule l’anthropologie est habilitée à rendre compte de ces usages du passé qui sont ceux des sociétés africaines, asiatiques ou indigènes d4Amérique latine. Elles ont une « culture du passé », avec elles le document est muet, l’archive fragmentaire, elles sont incapables de répondre devant la Cour de l’Histoire. Cf. Thomas Abercrombie, Pathways of Memory and Power: Ethnogra-phy and History among an Andean People, Madison, University of Wisconsin Press, 1998 , p. 67 et suivantes.
32 Rafael Vidal Jiménez, “Nacionalismo y globalización”, Espéculo. Revista de Estudios Literarios, no11, 1999.
33 Bhabba pense qu’il faut explorer l’ambivalence du visage de Janus, du langage même à travers lequel se construit le discours à deux faces de la nation (…). Les signifiés peuvent être partiels car ils sont là in media res, l’histoire peut être faite à moitié car elle est en train de se faire, et l’image de l’autorité culturelle peut–être ambivalente car elle est prise, d’une façon incertaine, dans l’acte même de composer une image « puissante ». Homi Bhabha, “Narrando la nación”, in La invención de la nación. De Herder a Homi Bhabha, Álvaro Fernández Bravo'(Ed), Buenos Aires, Manantial, 2000, p. 214.
34 Walter Benjamin, “Tesis sobre la filosofía de la historia”, Antonio García de León, “El instante detenido”, in La mirada del ángel. En torno a las Tesis sobre la Historia de Walter Benjamin, comp. Bolívar Echeverría, México, Era, 2005, p.108 et suivantes.
35Agamben écrit : « Le sens appartient au processus dans son ensemble, jamais au maintenant ponctuel et inaccessible, mais, dans la mesure où ce processus n’est qu’une succession de maintenants, l’histoire de la rédemption devenant de ce fait une simple chronologie, la seule façon de sauvegarder un semblant de sens est d’introduire l’idée, en soi privée de tout fondement rationnel, qu’il existe un progrès continu, infini. Sous l’influence des sciences de la nature, le « développement « et le « progrès » , qui n’indiquent finalement rien d’autre qu’un processus orienté dans le temps, deviennent les catégories fondatrices de la connaissance historique». Giorgio Agamben, Infanciae Historia, Buenos Aires, Adriana Hidalgo Editora, 2007, pp 140-141. Les italiques proviennent du texte d’origine.
36J’insiste là dessus car il y a une différence essentielle entre la continuité qui s’exprime dans le genre narratif de l’histoire moderne (dont le sujet implicite est la nation) et la continuité que l’on peut trouver dans un genre narratif comme celui des chroniques médiévales par exemple.Comme le montra Hayden White, la chronique appartient au discours du registre, elle n’est pas la reconstruction d’un événement. L’histoire moderne, comme genre discursif et discipline humaniste s’autorise à reconstruire pour expliquer ( le processus, et son développement, las causes et les conséquences, la continuité).C’est là que s’ancre la politique de l’interprétation historique : pas seulement dans le temps naturalisé et hiérarchisé de la spécialité ( déjà cantonnée au domaine de l’État) mais aussi dans le concept de processus comme unité conceptuelle identifiée à la téléologie de l’État national ( le scénario). Hayden White, El contenido de la forma. Narrativa, discurso, representación histórica, trad. Jorge Vigil Rubio, Barcelona, Paidós, 1992 [1979]), esp. Cap. 2.
37Reinhart Koselleck, Futuro pasado. Para una semántica de los tiempos históricos, Barcelona, Paidós, 1993 [1979]), 339. Texte d’origine , Vergangene Zukunft. Zur Semantik geschichtlicher Zeiten. Suhrkamp, Francfort sur le Maine, 1979. Traduction française : Le Futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, Éditions de l’ École de Hautes Études en Sciences Sociales, Paris, 1990.
38 Dipresh Chakrabarty, La nación en tiempo heterogéneo, op. cit.
39 Grant Farred, “Crying for Argentina: The branding and Unbranding of Area Atudies”, Nepantla. Views from South 4, no1, 2003.
40 Isabel Hofmeyr, “We Spend Our Years as a Tale That is Told”. In Oral Historical Narrative in a South African Chiefdom, Londres, James Currey, 1993.
41 Anibal Quijano, “La colonialidad del poder” ; voir aussi les réflexions de Rita Segato, “El color de la cárcel en América Latina. Apuestas sobre la colonialidad de la justicia en un continente en desconstrucción”, Nueva Sociedad, no 28 mars-avril 2007.
42 J’ai étudié cette question de la reconstruction du passé dans Rufer, 2 010, p.37 et suivantes.
43 Premesh Lalu, “The grammar of domination and the subjection of agency: colonial texts and modes of evidence”, History and Theory, 39, no 4, décembre 2000.
44 On trouvera une excellente étude des polémiques autour de la mort de Hintsa et du rôle joué par son squelette (métaphore des rapports entre empire, nation et communauté) dans Premesh Lalu, The Deaths of Hintsa. Post-Apartheid South Africa and the Shape of Recurring Pasts, Le Cap, hsrc Press, 2009.
45 Interview retranscrite dans Exposición Temporal (commentaire de photographie), André Mohammed, Mayibuye Archives Bibliothèque de l’Université de Western Cape (Belville), octobre 2006.
46 Pour Bhabha, les processus d’hybridation sont des moments dynamiques et instables, ce sont des façons politiques d’habiter la modernité, pas des bricolages ou des syncrétismes culturels comme on le croit le plus souvent. En ce sens, le sujet hybride, subalterne, se sert des signifiants qu’il est contraint d’utiliser, le langage de la raison, des « faits purs », du comme on le croit le plus souvent, du témoignage juridique, mais il le fait en leur imprimant une torsion qui déstabilise l’énoncé, qui laisse la trace de la résistance, et de l’insatisfaction. C’est quelque chose que nous pouvons aussi penser en détournant la notion déjà classique de dialogisme chez Bakhjtine. Le linguiste russe affirmait que la voix de l’interlocuteur était présente dans le dire du sujet de l’énonciation, d’où l’effet polyphonique de tout discours. Cela nous permet de comprendre comment le discours dominant, et la scène hégémonique sont présents dans le discours subalterne. Je veux dire par là que la tradition étiquetée par le discours hégémonique est utilisée stratégiquement par le locuteur natif, qui lui donne une autre signification, et la tourne en dérision par le biais de la parodie et du mimétisme. Cf. Homi Bhabha, « Des signes pris pour des prodiges ». In Le lieu de la Culture, op. cit. J’ai repris cette question plus en détail dans « Experiencia sin lugar en el lenguaje » .
47 Giorgio Agamben, El tiempo que resta. Comentario a la Carta de los Romanos, Madrid, Trotta, 2006.
48 Pour revenir sur la question de la continuité, je suggère la lecture d’une série d’entrevues ouvertes recueillies dans le livre des visiteurs du Musée de l’Apartheid de Johannesbourg. Une femme xhosa, âgée de 52 ans, disait : « Je savais presque tout ce qui s’y disait. Mais il y a quelque chose que je ne comprends pas : Pourquoi font-ils commencer l’apartheid en 1948 ? 1994 a été une rupture. Mais 1948 ? Et avant ? On était quoi, avant ? Qui étions-nous ? C’est arrivé comment l’apartheid ? « Livre des visiteurs, Musée de l’apartheid, 13/10/2006. Je souligne.
49 Ce que John Comaroff a appelé « la superposition des colonialismes » en Afrique du Sud. Cf. John Comaroff, “Reflections on the Colonial State, in South Africa and Elsewhere: Factions, Fragments, Factsand Fictions”, in Social Identities in the New South Africa – AfterApartheid. Volume I, ed. Abebe Zegeye, Le Cap, Kwela Books & South African History Online, 2001.
50 Cf. Hofmeyr, We Spent Our Years as a Tale that is Told, p. 167 et suivantes.
51 Dipresh Chakrabaty Al margen de Europa, op.cit., p. 81 et suivantes.
52 N’oublions pas que le célèbre essai de Thompson, “Time, Work–Discipline, and Industrial Capitalism » est une analyse détaillée du processus à travers lequel les travailleurs anglais du XVIIIe siècle se sont peu à peu défait de leurs coutumes pour intérioriser la discipline du travail. Thompson lui même avait prévu qu’à un moment donné, dans les espaces où la décolonisation était récente, ou dans certains espaces périphériques de l’Amérique latine, la même chose se produirait pour les ouvriers. Edward Thompson, Time, Work–Discipline, and Industrial Capitalism. Past and Present, No. 38. (Dec., 1967), pp. 56-97
53Dipresh Chakrabaty, Al margen de Europa, op. cit., p. 81.
54Dipresh Chakrabarty, Al margen de Europa, op. cit., p. 104.
55Johannes Fabian, Time and the Other, op.cit., p. 31.
56 Pour une analyse de ce point dans le contexte spécifique des politiques culturelles, voir Anne Mc Clintock, Imperial Leather. Race, Gender and Sexuality in the Colonial Contest, Londres, Routledge, 1995, p. 352 et suivantes ; Mario Rufer, La nación en escenas, op. cit., p. 229-230.
57 Les exemples ne manquent pas pour le Sud global. En Afrique du Sud, toute la politique culturelle de Thabo Mbeki s’est faite autour de la révision du patrimoine historique sud-africain sous le signe de la Renaissance africaine et de la « pluralité des nations culturelles (un déplacement opéré à partir du discours racialisé et de la nation arc-en-ciel célébrée par l’archevêque Desmond Tutu à l’époque de Mandela. Cela donna lieu à un tournant remarquable : l’exposition permanente de l’histoire du pays, la composition d’une carte de représentations qui aujourd’hui encore n’est pas complètement tracée. Cf. Annie Coombes, History after Apartheid. Visual Culture and Public Memory in a Democratic South Africa, Durham & Londres, Duke University Press, 2003, pp. 15 et suivantes. J’aborde cette question de manière empirique dans Rufer, La nación en escenas, op. cit., p. 38 et suivantes. Au Mexique, les célébrations du Centenaire de la Révolution et du Bicentenaire de l’Indépendance se sont inspirées d’une politique culturelle attachée à la diffusion de l’image d’un « Mexique divers ». Cette diversité historique est manifeste dans les festivals de l’identité qu’organise le secrétariat du Tourisme comme dans les changements récents qui ont affecté le Musée National de Histoire de Chapultepec : il raconte désormais l’histoire d’une nation qui inclut les nombreux Mexiques existant, la diversité de la nation dans le temps. http://www.mnh.inah.gob.mx/colecciones/coleccion.html. Et en Argentine, la période qui suivit la crise a entraîné une révision des identités historiques, perceptible dans les discours élaborés par le Secrétariat au tourisme et dans les politiques culturelles nationales. (« L’expérience de la frontière », et des programmes comme «Nous aussi nous sommes Argentins », qui incluaient l’exposition de traditions indiennes, celles du Nord le plus souvent, dans des enclaves de la capitale. La nation européanisée donnait une certaine visibilité à un caractère latino « for export ». Voir Rufer, La nación en escenas, pp288-290.
58 Charles Taylor, La política del reconocimiento », in El multiculturalismo y la política del reconocimiento, México, fce, 2009 [1994].
59 Anne Mac Clintock, Imperial Leather, op. cit., p. 37 et suivantes.
60 Jesús Martín Barbero, El futuro que habita la memoria, op. cit., p. 36.
61 Dipresh Chakrabarty, Al margen de Europa, op. cit., p. 17.
62 J’ai particulièrement développé cette question dans Mario Rufer, La nación en escenas, op. cit., p. 55-304. Voilà ce que m’a dit ce dirigeant : « Pour nous, les droits humains font partie de ce que nous appelons les Droits Cosmiques, c’est-à-dire, les droits de toute la nature, dont nous faisons partie. L’État national argentin et les colons nous ont privé du droit à la vie et à l’auto-détermination il y a cent ans. Le coup d’État que nous commémorons en ce moment est dans la continuité du colonialisme, qui continue aujourd’hui avec une politique extractiviste qui grignote toujours plus nos ressources naturelles : celles des Mapuches au Sud, des Guaranis et des Kollas dans les Yungas. C’est l’État qui soutient cette politique (…) Et le problème n’est pas seulement celui des Indiens, c’est celui de tous les habitants (…). Pour nous, le 24 mars est dans la continuité du premier génocide qui a eu lieu sur ces terres, avec l’arrivée de Colomb. Il est une de ses conséquences. Pour nous, ce génocide n’est pas fini (…) et on ne résout pas le problème en faisant un musée de l’ESMA ». Cf. Mario Rufer, La nación en escenas, op. cit., p. 282.
63 David W. Cohen, The Combing of History, Chicago, Chicago University Press, 1994.
64 Interview de Mario Barrio, Pompeya, Buenos Aires, 1 décembre 2005.
65 Jacques Rancière, « Le concept d’anachronisme et la vérité de l’historien », op.cit.
66 J’emprunte à Rita Segato l’expression « race comme signe ». Voir Rita Segato, “Raza e signo”, in La nación y sus otros. Raza, etnicidad y diversidad religiosa en tiempos de políticas de la identidad, Buenos Aires, Prometeo, 2007, p. 131-150.
67 Cité in García de León, “El instante detenido”, p. 114. Je souligne.
68 Homi Bhabha, “Signos tomados por prodigios” ; Gayatri Spivak, “Posts-tructuralism, Marginality, Postcoloniality and Value”, in Postcolonialism. Critical Concepts in Literary and Cultural Studies, ed. Diana Brydon, Londres, Routledge, 2000.
69 Giorgio Agamben, “Entrevista”, in Estado de excepción, Buenos Aires: Adriana Hidalgo Editores, 2005, p. 17. Texte originel État d’exception. Homo sacer, II, 1. Éditions du Seuil « L’Ordre philosophique », 2003.