L’hybris du point zero. Science, race et Lumières en Nouvelle-Grenade (1750-1816)
Ce texte est la traduction de l’introduction au livre de Santiago Castro-Gómez, La hybris del punto cero: ciencia, raza e ilustración en Nueva Granada (1750-1816), Bogota: Ed. Pontificia Universidad Javeriana, 2005.
Traductrice, Lissell Quiroz-Pérez (Université de Rouen)
Introduction
En 1787, l’impératrice de Russie Catherine II envoie une missive au roi d’Espagne Charles III où elle sollicite l’envoi à Saint-Pétersbourg de tous les documents qu’il pourrait réunir sur les langues autochtones d’Amérique. L’impératrice, enthousiaste défenseure des sciences et amie personnelle de Voltaire, envisageait de livrer ce matériel aux sages de sa cour pour qu’ils élaborent une étude comparative de toutes les langues connues au monde. A cette époque, comme l’a montré Michel Foucault (1984), les hommes des Lumières européens pensaient pouvoir déchiffrer les lois grammaticales communes à tous les domaines linguistiques qui constituaient la structure de base de toute langue possible. Le projet de la « Grammaire générale » supposait la comparaison de certaines langues avec d’autres, non pas pour découvrir leur origine historique commune, comme on le pensait jusqu’alors (l’hébreu comme « langue mère », avant la confusion de Babel), mais pour découvrir la structure linguistique universelle sous-jacente à toutes les langues de la planète. Chaque langue particulière était considérée comme une forme spécifique de cette structure universelle. Les hommes des Lumières de la cour russe, à la tête desquels se trouvait un sage nommé Pallas, avertis qu’ils étaient que les Jésuites avaient publié nombre d’œuvres sur les langues amérindiennes, demandent l’aide de l’impératrice pour obtenir ce précieux matériel leur permettant de travailler sur le projet1.
Accédant à la demande de l’impératrice russe, Charles III ordonne à ses vice-rois d’Amérique de rechercher, collecter et envoyer en Espagne tous les documents existants sur le sujet. Dans la vice-royauté de Nouvelle-Grenade, le vice-roi Antonio Caballero y Góngora charge le médecin et mathématicien espagnol José Celestino Mutis de cette tâche. Depuis son arrivée en Nouvelle-Grenade en 1761, Mutis avait consacré une partie de son temps à rechercher des manuscrits relatifs aux langues indiennes. En réalité, Mutis ne s’intéressait pas aux Indiens mais plutôt au progrès de la nouvelle science des langues humaines (la linguistique), ce qui fait qu’il reçoit avec joie la commande et s’empresse de réunir une équipe pour débuter le travail. Après un an de recherches dans les universités, les couvents et les bibliothèques, Mutis parvient à réunir 21 manuscrits parmi lesquels se trouvent certaines des plus importantes œuvres de la langue muisca rédigées par des missionnaires de la Nouvelle-Grenade2. Le précieux matériel est envoyé en Espagne dans les bagages du propre vice-roi Caballero y Góngora qui le confie personnellement à la bibliothèque du Palais en 17893.
Près de vingt ans avant, le même roi Charles III avait promulgué un décret dans lequel il interdisait formellement l’usage des langues indiennes dans ses colonies américaines. Parmi les préconisations de la dynastie des Bourbons, on ne trouve plus l’évangélisation des Indiens dans leurs propres langues, mais l’unification linguistique de l’Empire qui a pour but de faciliter le commerce, de bannir l’ignorance et d’incorporer les vassaux américains à un même mode de production. Les langues vernaculaires apparaissent ainsi comme un obstacle à l’intégration de l’Empire espagnol au marché mondial, de sorte que le castillan devient la seule langue à pouvoir être parlée et enseignée en Amérique (Triana y Antorveza, 1987 : 499-511). L’édit royal de 1770 ordonne :
« Qu’on instruise les Indiens dans les Dogmes de notre Religion en Castillan, et qu’on leur apprenne à lire et à écrire dans cette langue qui doit s’étendre et devenir unique et universelle dans ses territoires, car elle est celle des Monarques et des Conquistadors. Ceci faciliterait la gestion et l’alimentation spirituelle des naturels, ils pourraient ainsi être entendus par les Supérieurs, ils aimeraient la Nation Conquérante, banniraient l’idolâtrie, se civiliseraient par l’échange et le commerce. Or, avec une trop grande diversité des langues, il n’y aurait que confusion chez les hommes, comme dans la Tour de Babel4. »
La question est la suivante : pour quelle raison le même roi qui décrète l’extinction des langues indiennes ordonne-t-il peu d’années plus tard de recueillir toutes les études existantes sur celles-ci ? Quelle est la relation entre l’édit de 1770 et la demande de l’impératrice russe en 1787 ? Quel est le rapport entre la science éclairée de la langue et la politique éclairée de la langue ? Ce travail cherche répondre à ces questions en prenant comme base la perspective ouverte par les études culturelles en général, et par la théorie postcoloniale en particulier5. Les théories postcoloniales ont bénéficié d’une réception particulière dans les départements de lettres et d’humanités, surtout dans certaines universités européennes et des États-Unis dans les années 1980, et ceci pour une bonne raison : peu à peu s’est imposée l’idée que la diffusion mondiale des langues comme l’espagnol, l’anglais, le français et le portugais ne pouvait pas continuer à être vue comme un phénomène indépendant du colonialisme européen. En d’autres termes, les théoriciens postcoloniaux ont commencé à mettre l’accent sur l’idée que l’expansion coloniale de l’Europe moderne a nécessairement supposé la conception et l’imposition d’une politique impériale du langage. Les phénomènes linguistiques commencent à être vus, de cette façon comme partie intégrante de la colonisation du monde, y le langage lui-même est considéré comme un instrument de domination et/ou émancipation. L’histoire des langues modernes européennes et de leurs transformations devient pour les théoriciens postcoloniaux une sorte d’archéologie du colonialisme.
Or, comme l’a démontré Foucault (1984), le projet éclairé de la « Grammaire générale » est basé sur le présupposé que la structure de la science possède une analogie avec la structure du langage, et que toutes les deux sont un reflet de la structure universelle de la raison. Cependant, et dans le cadre de ce projet, la science l’emporte sur le langage. La science n’est rien d’autre qu’un langage bien fait et les langages particuliers sont une science imparfaite, dans la mesure où ils sont incapables de réfléchir sur leur propre structure. C’est pourquoi, durant le XVIIIe siècle, les Lumières ont la prétention de créer un metalangage universel capable de dépasser les déficiences de tous les langages particuliers. Le langage de la science permettrait de générer une connaissance exacte sur le monde naturel et social, en évitant de cette façon l’indétermination qui caractérise tous les autres langages. L’idéal du scientifique éclairé est de prendre de la distance épistémologique face au langage quotidien – considéré comme une source d’erreur et de confusion – pour se situer dans ce que j’ai désigné dans ce travail comme le point zéro. A la différence des autres langages humains, le langage universel de la science n’a pas de lieu spécifique sur la carte, il est plutôt une plateforme neutre d’observation à partir de laquelle le monde peut être nommé dans son essentialité. Produit non plus depuis la quotidienneté (Lebenswelt) mais depuis un point zéro de l’observation, le langage scientifique est perçu par les Lumières comme le plus parfait des langages humains, dans la mesure où il reflète de la manière la plus pure la structure universelle de la raison.
La question générale posée par ce travail est celle de savoir si le langage de la science peut être étudié comme les théories postcoloniales analysent le développement des langues modernes européennes. Peut-on dire dans ce cas que le développement du langage scientifique avance parallèlement et en étroite relation avec l’expansion européenne dans le monde ? Peut-on parler d’une politique impériale de la science qui a fonctionné de manière semblable à la politique coloniale du langage ? (Reinhard, 1982). La science peut-elle être vue comme « discours colonialiste », produit à l’intérieur d’une structure impériale de production et distribution de connaissances ? Dans ce travail, j’essaierai de répondre de manière affirmative à ces questions, en montrant que la politique du « non lieu » assumée par les sciences humaines du XVIIIe siècle avait un lieu spécifique sur la carte de la société coloniale et faisait office de stratégie de contrôle sur les populations subalternes.
Ce travail cherche donc à examiner les Lumières comme un ensemble6 de discours énoncés tant dans le centre que dans la périphérie coloniale américaine. Je partirai ici de cette hypothèse de travail : se croyant en possession d’un langage capable de révéler l’« en-soi » des choses, les penseurs des Lumières (tant en Europe qu’en Amérique) assument que la science peut traduire et documenter avec fidélité les caractéristiques de la nature et d’une culture exotique. Le discours des Lumières acquiert de cette façon un caractère ethnographique. Les sciences humaines deviennent ainsi une sorte de « Nouvelle Chronique » du monde américain, et le discours des Lumières assume un rôle semblable à celui des chroniqueurs du XVIe siècle. Dans cette perspective, mon intérêt s’oriente vers la façon dont l’« Amérique », en tant qu’objet de connaissance, se trouve au centre du discours des Lumières. Des penseurs européens comme Locke, Hume, Kant, Rousseau, Turgot et Condorcet ont en permanence reçu des informations sur l’Amérique et sur la vie de ses habitants à travers, notamment, des chroniques espagnoles du XVIe siècle et de la littérature de voyages. Dans le premier chapitre, je montrerai que la traduction que ces philosophes ont faite de leurs « lectures américaines » a été l’un des facteurs qui a stimulé la naissance des sciences humaines au XVIIIe siècle. L’Amérique a été lue et traduite depuis l’hégémonie géopolitique et culturelle acquise par la France, la Hollande, l’Angleterre et la Prusse, qui à cette époque, avaient le rôle de producteurs et de diffuseurs de connaissances.
Mais mon travail se centre sur le processus contraire : comment les Lumières ont-elles été lues et énoncées dans les colonies espagnoles et tout particulièrement dans le Nouveau Royaume de Grenade ? La question n’est pas celle de savoir si les penseurs des Lumières néo-grenadins ont lu Rousseau, Montesquieu, Locke ou Buffon bien ou mal, ou si les Lumières en Colombie ont été un peu plus que l’expression simiesque d’une « modernité retardée ». Les Lumières européennes – comme j’aurai l’occasion de l’argumenter dans le premier chapitre – ne sont pas considérées dans ce travail comme un texte « originel » qui est copié par d’autres, ou comme un phénomène intra-européen qui « se diffuse » dans le reste du monde et qu’on ne peut étudier qu’en termes de bonne ou de mauvaise « réception ». Il s’agit plutôt pour moi de m’interroger sur le lieu depuis lequel les Lumières ont été lues, traduites et énoncées en Colombie. Etant donné que toute traduction culturelle implique l’idée d’une dislocation, d’une reformulation et de déplacement (Translatio, Über-setzung), mon questionnement porte sur la spécificité des Lumières néo-grenadines, autrement dit sur le lieu particulier dans lequel les discours de la nouvelle science ont été re-localisés et ont acquis sens dans cette région du monde, vers le milieu du XVIIIe siècle.
Pour analyser les caractéristiques de ce locus enuntiationis, je me servirai de trois concepts pris dans les sciences sociales. Le premier est la notion d’habitus développée par Pierre Bourdieu et qui dans ce travail sera considérée en relation directe avec celle de capital culturel. Je défendrai l’hypothèse que la « pureté de sang » (limpieza de sangre), c’est-à-dire la croyance dans la supériorité ethnique des créoles (criollos) sur les autres groupes de population de la Nouvelle Grenade, a agi comme un habitus depuis lequel les Lumières européennes ont été traduites et énoncées en Colombie. Pour les créoles éclairés, la blancheur était le capital culturel le plus précieux et valorisé, car elle leur garantissait l’accès à la connaissance scientifique et littéraire de cette époque tout en préservant la distance sociale vis-à-vis de l’« Autre colonial » qui a servi d’objet à leurs recherches. Dans leur caractérologie de la population néo-grenadine, les hommes des Lumières créoles ont projeté leur propre habitus de distanciation ethnique (leur « sociologie spontanée ») sur le discours scientifique, mais en l’occultant derrière une prétention de vérité, d’objectivité et de neutralité. Je veux souligner par-là que les Lumières colombiennes n’ont pas été une simple transposition de sens réalisée depuis un lieu neutre (le « point zéro ») et n’ont pas pris comme source un texte « originel » (les écrits de Rousseau, Smith, Buffon, etc.). Elles doivent se comprendre comme une stratégie de positionnement social de la part des hommes de lettres créoles face aux groupes subalternes.
Le concept de biopolitique, développé par Michel Foucault, me servira pour étudier un second caractère des Lumières néo-grenadines. Je fais référence aux efforts de l’Empire espagnol pour mener à bien une politique de contrôle de la vie des colonies vers le milieu du XVIIIe siècle. Dans une tentative déjà tardive pour maintenir son hégémonie géopolitique face aux puissances comme la France, la Hollande et l’Angleterre, la Couronne espagnole a tenté de s’emparer des discours de la science moderne pour exercer un contrôle rationnel sur la population et le territoire. L’État bourbon cherchait à établir une série de diagnostics éclairés sur les processus vitaux de la population coloniale (état de santé, travail, alimentation, natalité, influence du climat, fécondité) pour les transformer en politique de gouvernement (« gouvernance »). On espérait que cela contribuerait à rationaliser l’administration de l’État, à améliorer les coutumes économiques des sujets et à augmenter la production de richesses, ce qui renforcerait l’Empire espagnol dans sa lutte pour récupérer l’hégémonie du marché mondial. Les Lumières sont lues et traduites depuis des (bio)politiques impériales et ceci marquera la façon dont les créoles de la Nouvelle-Grenade se positionnent face au sujet. Même si les réformes bourboniennes ont été bien accueillies par un secteur de l’élite locale, elles menaçaient l’habitus créole de la pureté de sang, c’est pourquoi l’énonciation que font les penseurs créoles des Lumières ne coïncide pas avec celle de l’État espagnol. Tandis que l’Etat énonce les Lumières européennes depuis l’intérêt impérial, les créoles néo-grenadins le font depuis un intérêt « national ». Nous sommes donc face à la mise en scène d’un protonationalisme créole, marqué par l’imaginaire de la pureté de sang qui ne parvient à trouver sa forme propre d’expression biopolitique que vers le milieu du XIXe siècle.
Le troisième concept que j’emploie pour appréhender les Lumières néo-grenadines est celui de colonialité du pouvoir, développé par des théoriciens latino-américains tels qu’Aníbal Quijano, Walter Mignolo et Enrique Dussel. Ce concept fait référence à la façon dont les relations coloniales de pouvoir ont une dimension cognitive, ce qui veut dire qu’elles se voient reflétées dans la production, la circulation et l’assimilation de connaissances. La colonialité du pouvoir a deux dimensions qui seront explorées dans ce travail. D’un côté nous verrons comment, aux mains de l’État métropolitain et des élites créoles néo-grenadines, les Lumières ont été vues comme un mécanisme idoine pour éliminer les « nombreuses formes de connaître » encore en vigueur chez les populations natives. Les Lumières ont également été employées pour les remplacer par une forme unique et vraie de connaître le monde : celle fournie par la rationalité scientifico-technique de la modernité. Cette tentative caractérise également l’attitude missionnaire des élites politiques créoles latino-américaines durant tout le XIXe siècle.
L’autre dimension de la colonialité qu’aborde ce travail est celle de la constitution des sciences de l’homme au XVIIIe siècle. C’est un thème qui mérite une recherche à part entière, mais qui a sa place ici pour deux raisons de base. En premier lieu, et comme l’ont déjà montré les travaux de Said (en particulier Orientalism), les sciences humaines trouvent leur sens ultime et leur condition de possibilité dans l’expérience coloniale européenne. Le contrejour établi par les philosophes des Lumières entre la barbarie des peuples américains, asiatiques ou africains (« tradition ») et la civilisation des peuples européens (« modernité ») ne propose pas seulement à de futures disciplines comme la sociologie ou l’anthropologie des catégories basiques d’analyse. Il sert également d’instrument pour la consolidation d’un projet impérial et civilisateur (« Occident ») qui se sent appelé à imposer à d’autres peuples ses propres valeurs culturelles car il les considère essentiellement supérieures. Ce facteur est important pour comprendre la manière dont les philosophes des Lumières en Europe « traduisent » les rapports sur d’autres modes de vie et les intègrent à une vision téléologique de l’histoire où l’Occident apparaît comme l’avant-garde du progrès de l’humanité.
Néanmoins, l’idée que les sciences humaines et la colonialité sont des phénomènes en étroite relation n’est pas évidente pour nombre d’universitaires et de chercheurs latino-américainistes. Une grande partie de la théorie sociale des XIXe et XXe siècles, tributaire de l’idée moderne de progrès, nous a habitués à penser la colonialité comme le passé de la modernité, derrière la supposition que pour « entrer » dans la modernité, une société doit nécessairement « sortir » de la colonialité. Même d’importants théoriciens des études culturelles comme José Joaquín Brunner soutiennent qu’avant les années cinquante du XXe siècle, l’Amérique latine toute entière vivait dans un décalage radical avec la modernité, puisqu’il n’existait pas de « palier » social, technologique et professionnel sur lequel elle aurait pu s’appuyer. La modernité proprement dite ne commence en Amérique latine qu’avec l’apparition de circuits spécialisés de production, de transmission et de consommation de biens symboliques et avec elle la naissance des sciences humaines comme disciplines académiques. Les discours éclairés et humanistes des époques antérieures étaient uniquement, selon Brunner, un « éclat idéologique » des élites au milieu d’une culture fondamentalement coloniale et prémoderne (Brunner, 1992 : 50-63).
Dans le premier chapitre, nous verrons, néanmoins, que les discours scientifiques de l’élite créole néo-grenadine n’ont pas été de simples « éclats idéologiques » qui opéraient seulement « dans les têtes » d’un petit groupe déconnecté de son propre monde et connecté exclusivement à l’Europe, mais qu’ils se rattachaient à un habitus colonial formé durant les XVIe et XVIIe siècle : l’imaginaire de la pureté de sang. Il est juste, depuis cet imaginaire colonial, que la modernité soit lue, traduite, énoncée et assimilée entre nous. C’est pourquoi il n’y a pas de sens à parler d’un « désaccord radical » avec la modernité en Amérique latine, puisque modernité et colonialité ne sont pas des phénomènes successifs dans le temps mais simultanés dans l’espace. Le deuxième chapitre montrera que l’imaginaire de la pureté de sang était l’axe autour duquel on construisait la subjectivité des acteurs sociaux en Nouvelle-Grenade depuis le XVIe siècle. Etre blanc n’avait pas tellement de rapport avec le couleur de la peau mais plutôt avec la mise en scène d’un imaginaire culturel tissé par des croyances religieuses, des types d’habits, des certificats de noblesse, des modes de comportement et, ce qui intéresse le plus dans cette recherche, avec les formes de produire des connaissances.
Les chapitres trois, quatre et cinq aborderont trois aspects différents du discours éclairé créole. Dans le troisième chapitre, on verra comment la science moderne, et tout particulièrement la pratique médicale, a servi d’instrument de consolidation des frontières ethniques qui assuraient la prééminence sociale des créoles de la Nouvelle-Grenade. Le chapitre quatre examinera de plus près en quoi a consisté la violence symbolique du discours des Lumières. Énoncées par les élites créoles et entérinées par les géobiopolitiques impériales de l’Etat, les Lumières ne présupposaient pas seulement la supériorité de certains hommes sur d’autres mais également la supériorité de certaines formes de connaissance sur d’autres. C’est pourquoi elles ont fonctionné comme un appareil d’expropriation épistémique et de construction de l’hégémonie cognitive des créoles dans l’espace social. Finalement, le chapitre cinq se concentrera sur le discours de la géographie, en montrant que le contrôle territorial de la Nouvelle-Grenade répondait non seulement aux impératifs géopolitiques de l’État bourbon, mais aussi à la tentative des élites créoles d’imposer leur hégémonie sur les différentes populations qui habitaient ce territoire.
La question qui anime ce travail est la suivante : si la science des Lumières européennes se présente comme un discours universel, indépendant de ses conditionnements spatiaux, comment a-t-il été possible que les penseurs néo-grenadins la traduisent in situ vers la fin du XVIIIe siècle ? Par conséquent, dans tout ce travail, on montrera le contraste entre le « non lieu » de la science et le lieu de sa traduction. D’où l’insistance sur le concept de « point zéro » déjà mentionné. Je fais référence à l’imaginaire qui veut qu’un observateur du monde social puisse se poser sur une plate forme neutre d’observation qui lui permet de ne pas être observé de nulle part. Notre hypothétique observateur aurait la possibilité d’adopter un regard souverain sur le monde, dont le pouvoir résiderait précisément dans le fait qu’il ne puisse être observé ni représenté. Les habitants du point zéro (scientifiques et philosophes des Lumières) sont convaincus qu’ils peuvent avoir un point de vue sur lequel il n’est possible de porter aucun point de vue. Cette prétention, qui rappelle l’image théologique du Deus absconditus (qui observe sans être observé), mais aussi du panoptique foucaldien, exemplifie avec clarté l’hybris de la pensée éclairée. Les Grecs disaient que l’hybris est le pire des péchés car il suppose l’illusion de pouvoir dépasser les limites propres à la condition mortelle et de se croire au niveau des dieux. L’hybris suppose donc la méconnaissance de la spatialité et elle est en cela synonyme d’arrogance et de démesure. En prétendant ne pas avoir de lieu d’énonciation et de traduction, les penseurs créoles de la Nouvelle-Grenade seraient coupables du péché d’hybris. Un péché qui sera ensuite, au XIXe siècle, institutionnalisé dans le projet de l’état national.
1 L’œuvre de Pallas fut publiée en 1789 sous le titre de Linguarium totius orbis vocabulario comparativa, augustissimae cura collecta, scilicet primae lenguas Europae, et Asiae complexae.
2Le muisca (ou chibcha) fut considéré aux XVIe et XVIIe siècles comme la « langue générale des Indiens » de la Nouvelle-Grenade, ce qui fit qu’on ouvrit des chaires de cette langue dans les universités pour qu’elle soit apprise par les missionnaires et on rédigea des dictionnaires, des grammaires et des lexiques. Parmi les œuvres recueillies par Mutis, on trouve les célèbres grammaires du Dominicain Bernardo de Lugo (« Gramática de la lengua general del Nuevo Reino llamada mosca ») et du Jésuite José Dadey (« Gramática, vocabulario y confesionario de la lengua mosca-chibcha »). En ce qui concerne les publications sur la langue chibcha produites avant 1810, voir : González de Pérez, 1980. Comme le nahuatl au Mexique ou le quechua au Pérou,
3 Nous savons que le matériel envoyé par Mutis n’est jamais arrivé en Russie (Ortega Ricaurte, 1978 : 101). La survenue de la Révolution française ainsi que la mort de Charles III ont pu dissuader la Couronne espagnole d’accomplir le vœu de l’impératrice.
4 « Real cédula para que en los reinos de las Indias se extingan los diferentes idiomas de que se usa y solo se hable en castellano », dans Tanck de Estrada, 1985: 37.
5 Ces nouveaux champs du savoir ont surgi dans différentes universités anglaises et états-uniennes vers la fin des années 1960, très influencés par le poststructuralisme de Foucault et Derrida tout comme par l’œuvre des philosophes marxistes tels que Gramsci et Althusser. Du poststructuralisme, on a retenu la critique des notions classiques de représentation, de connaissance et de réalité qui ont été à la base de la formation de « l’occident » comme projet culturel. Du marxisme, on a emprunté l’idée que les discours ethnocentriques et les représentations sur l’« autre » ont servi d’outils pour la constitution d’hégémonies politiques et culturelles, tant en Europe que dans leurs colonies d’outre-mer (Moore-Gilbert, 1997 ; Loomba, 1998 ; Gandhi, 1998).
6 En français dans le texte.