Peuples de la Nature et peuples de la Création.

Peuples de la Nature et peuples de la Création.

1.Les gens de ma génération qui ont grandi dans des familles athées ont vécu un drôle de retournement. La France de leur enfance était encore très catholique, les communions ponctuaient les printemps, et le catéchisme, les jeudis. Nous les athées, nous considérions avec condescendance (et une certaine envie pour les fastes du rituel) cette masse engluée dans la croyance. Sans virulence, non plus : c’était des séquelles d’un passé qui finirait par disparaître.

Ce religieux n’était même pas pensé par les gens comme nous, ignares dans l’ensemble. Nous avions quelques vagues notions de la religion hébraïque, et l’islam était loin, très loin, dans les bidonvilles que l’on voyait du car lorsqu’on se rendait à Marseille, avec ces gens qui allaient chercher de l’eau le long de pentes qui tombaient vers la route. Plus tard, dans les banlieues où notre petite classe moyenne n’allait jamais.

Nous avons grandi, avons adhéré au discours de l’émancipation, de la raison, du progrès et de la critique, (Mon Dieu, le package complet…). Nous avons voulu lier vérité, liberté et égalité, et fait notre possible pour changer les choses. Pour nous émanciper.

Pendant ce temps, le pays changeait. Il se passait des choses que nous ne voyions pas parce qu’on les invisibilisait le plus souvent ; et parce que nous ne pouvions pas les voir. Ce qui semblait aller de soi, notre socle, a cessé de l’être.

La religion par exemple : elle avait pris un autre nom, l’Islam.

Ce qui me frappe quand je pense à cela, c’est le temps que j’ai mis à réagir. J’ai été enseignante pendant toute cette période. Dans mes souvenirs, ça commence avec le foulard, à la fin des années 80. Je ne savais pas qu’en penser en fait; mais il me semblait qu’un impératif moral catégorique m’obligeait à acquiescer lorsque certains s’offusquaient de la présence de jeunes filles au foulard. Ensuite, dans les années 90, et plus tard, j’ai fait semblant de ne pas voir ces filles dans mes cours. C’était facile car il s’agissait seulement de foulards. Et j’évitais d’en parler en salle des profs. Mais quand je croisais dans la rue une femme voilée, j’éprouvais un sentiment de rejet, comme si ces femmes là avaient véhiculé quelque chose de honteux. Ce qui est compliqué avec le racisme, c’est quand sa forme est non violente, qu’il reste à l’état de pulsion refoulée ; réactions fugitives, sentiment de supériorité diffus et à moitié conscient, qu’on ne peut pas identifier, et durera donc longtemps. Je pourrais parler aussi de ma confortable sollicitude de Blanche pour ces « pauvres filles » victimes du machisme dans leur famille, mais ici, j’en resterai à la religion.

Est ce que c’est ma démission de l’éducation nationale, il y a cinq ans, qui m’a permis de revenir sur la religion ?

Est ce  d’avoir jeté la soutane laïque aux orties ?

Bien sur, la découverte de la théorie décoloniale, il y a une quinzaine d’années, et son analyse du racisme a compté .

Mais dans nos contrées, les idées se cantonnent souvent derrière nos pariétaux. Il y a une compréhension qui n’engage pas que la raison, qui passe par le corps. J’appartiens à une lignée d’enseignants, depuis le XIX siècle. Je sais ce que veut dire Bourdieu quand il parle de l’inscription de l’obéissance du fonctionnaire dans le corps.

Les enseignants sont tous pour la laïcité, et un nombre conséquent est athée. Mais ils ont tous en commun une conviction : il faut séparer le religieux et le politique. On dirait que la séparation de l’Église et de l’État est notre acte de naissance Et il va de soi que c’est un bien, que ce vecteur de la morale citoyenne, l’école, se doit d’être neutre, donc laïc. L’enseignant, de ce fait, accepte de vivre dans un monde où la croyance est un fait privé, qui relève d’un choix, qui ne peut apparaître dans ce lieu public, l’enceinte de l’École .

Vécu comme une précaution nécessaire, une protection même, cet impératif de se dépouiller de ses convictions à partir du moment où l’on entre dans cette institution républicaine suppose que tout le monde est d’accord sur ce qu’est le religieux : en l’occurrence, il est apparenté à une série de propositions auxquelles on a adhéré. Une histoire personnelle, la petite cuisine de chacun.

Pourquoi partageons nous cette vision de la religion qui en fait un invariant anthropologique ? Pourquoi vivons nous comme une évidence ce qui a une histoire ?

Talal Asad, l’anthropologue étasunien, revient sur cette fausse évidence. Ce sera la deuxième partie de cet article.

 

  1. Il y a un mois, j’ai essayé de parler les rapports que nous avions, nous, Français blancs, avec la religion. Là, je me sens comme une naine face à un géant. Je voulais parler de Talal Asad et de sa mise en cause du concept de religion, mais, aujourd’hui, je me dis qu’il faut partir de mon expérience, et des lectures qui s’y ancrent ;  après, peut-être, ce sera le moment d’accorder ça avec l’expérience de ceux qui sont discriminés à cause de leur religion, c’est à dire de l’Islam.

On peut partir de  l’opposition science /croyance ou religion/vérité.

Définissant le religieux, Latour nous dit : être religieux, c’est se rendre attentif à ce à quoi les autres tiennent. Le religieux définit tous les « collectifs  ». Pas de collectif sans rituel, c’est est le seul moyen de rassembler. Ce qui fait qu’il ne peut y avoir de collectif durablement sécularisé.
À méditer.

Pas de culture sans culte vivant, pas de culte sans culture vivante.
Il ajoute que pendant longtemps, avant les monothéismes , existèrent ce qu’on appelait les tables de traduction ( ce qui entre parenthèses constitue un rapprochement avec la réflexion de Boaventura de Sousa Santos sur la traduction interculturelle, on voit bien que la traduction existe quand il y avait une volonté de paix entre les peuples). Ces tables de traduction établissaient la parenté des cultes locaux avec les autres et rendaient possible la paix civile dans des sociétés cosmopolites

Mais remarque-t-il : comment faire avec les collectifs qui, lorsqu’on leur demande quelle est la figure de leur autorité suprême, affirment qu’ils n’en ont pas ?

Vous voyez de qui il parle.
Ils retrace rapidement la genèse de cet étrange collectif que forment les peuples de la Nature, comme il les nomme : c’est seulement à partir de Moïse, avec le début du monothéisme, que ces tables de traduction vont devenir un scandale car la différence entre religion vraie et religion fausse deviendra fondamentale.

Et quoi que pensent les « Modernes », ils sont héritiers de la division mosaïque, puisqu’ils continuent de lier autorité suprême et vérité. La seule différence c’est qu’aujourd’hui, la division passe entre la croyance en une religion quelconque et la connaissance de la vérité de la nature.
Nous sommes passés de la division faux dieux /vrais dieux à la division Dieu /réalité ou Nature.
Vous me direz on ne voit pas bien le lien entre autorité et vérité.
C’est juste, mais ça, ce sera pour la prochaine fois.

3.Latour essaie de poser le problème de la relation entre vérité, autorité et religion. Le grand mérite de son approche est de donner au terme religion un sens beaucoup plus large que celui généralement attribué : il inclut la religion de la nature, c’est dire notre épistémologie scientiste, dans les religions. Et il établit une rupture à un endroit précis : entre religion et contre-religion. Donc, il met dans un même sac tout ce qui est classé comme monothéisme : judaïsme, chrétienté, islam.

Toutes ces religions qui sont en fait des contre-religions, ont en commun la certitude de détenir une vérité indiscutable, ce qui a des effets désastreux.

Si l’on considère maintenant l’approche de Talal Asad, anthropologue très intéressé par le lien entre vérité et religion, dans La critique est elle laïque ?, on remarque qu’il parle une autre coupure : pour lui, c’est l’intervention de l’État moderne qui est déterminante car ce dernier ne se contente pas de délimiter le périmètre du religieux, entre autres avec la séparation de l’ Église et de l’État. Dans un pays comme la France, il est porteur d’un changement en profondeur du fait religieux car la religion doit se transformer en quelque chose d’acceptable pour l’État, au nom de la paix civile, de la vie en société, du contrat social. Lorsque la religion devient affaire personnelle, ralliement d’un individu à un ensemble de propositions auxquelles il croit, elle cesse d’être ce qui existait dans divers champs désormais séparés, de la société. C’est la fin de l’ancienne communauté chrétienne par exemple. Et chaque fois que l’on invoque la nécessité de contenir le religieux dans des limites, on se situe en fait, dans le discours de l’État. Et comme le disait Bourdieu dans Sur l’État, les sciences sociales ne sont jamais sorties de ce discours.

Latour n’aborde pas cette question de la modification de la nature du religieux.  Et Asad envisage autrement le rapport entre religion et vérité Dans l’Islam, nous dit-il, la vérité n’a pas à être dite, à être portée comme dans le christianisme car ce qui importe, c’est de respecter les lois à l’intérieur de l’Oumma, de la communauté des croyants. Si depuis Jésus, la vérité doit être Parole pouvant mener au sacrifice, dans l’Islam, le fidèle peut penser ce qu’il veut mais ne doit pas, au nom de sa croyance, mettre en question les principes fondateurs de la communauté. Pour le chrétien, la liberté intérieure passe par l’énonciation de la vérité, sa communication aux autres. Il y a toute une dialectique de l’aveu, de la confession, là derrière, dont Foucault a parlé.

On peut pointer deux implications de ce que dit Asad :

-Parce que la vérité interne au sujet ne doit pas être connue, ni extirpée comme dans le christianisme, il ne peut y avoir d’Inquisition, ni de guerres de religion. La conversion n’est pas changement d’être mais ralliement à une coutume. Une des conséquences importantes est qu’il semble difficile dans ces conditions qu’apparaisse quelque chose comme le pouvoir pastoral à l’origine de nos gouvernementalités modernes et de leurs techniques de subjectivation des individus.

-Deuxième conséquence : une des dérives de ce statut de la vérité, c’est par exemple ce qui s’est passé  récementt dans le Rif : un imam a dit que la révolte des habitants, parce qu’ils interpellaient le roi , commandeur des croyants, mettait en question la communauté musulmane et devait donc être prohibée.

Il me semble que dans les deux cas, on fait face aux limites de la notion de liberté : chez les Chrétiens cette liberté qui doit se dire, et qui constitue selon Asad le fondement, le sacré, de ce qui deviendra à travers un processus de sécularisation, la liberté d’expression , est inséparable de ces techniques qu’ a étudiées Foucault, lorsque le pasteur s’empare de ce qui deviendra « l’intériorité », le pouvoir pastoral façonnant à travers l’apprentissage de l’obéissance et le renoncement au libre arbitre, les individualités pré-modernes. Cette étape pastorale anticipe la formation des « corps dociles » de la modernité.

Dans le cas de l’islam, on a un respect de la liberté intérieure de l’individu mais la remise en question de la communauté devient compliquée et le rapport entre autorité et religion pouvant empêcher de poser la question du pouvoir.

C. B.Rougier

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