« Un faible pouvoir messianique »
Les derniers films de Kaurismäki s’adressent à ceux qui vivent de ce côté-ci de la ligne abyssale. Et soudain, vous y êtes, on y est : de l’autre côté de la ligne. Celui qu’on ne voit pas, parce qu’on ne veut pas le voir mais aussi parce qu’on ne peut pas. Car nous ne sommes pas des contemporains, eux, et nous. Ils meurent dans un autre temps, celui du » sous-developpement » et du » retard » .
C’est pour cela que le cinéaste Finlandais laisse son héros en vie malgré une lame de cran d’arrêt dans le foie. Parce qu’il y en a eu assez comme ça des morts. Il ne va pas contribuer au grand massacre et le réalisme, de toutes façons, a toujours tourné à l’avantage des dominants.
L’autre coté de l’espoir, raconte l’histoire d’un réfugié syrien, ses tribulations dans les centres de rétention administrative, sa fuite lorsque sa demande d’asile est rejetée, et la solidarité qui se noue entre lui et un groupe de canards boiteux mais pas borgnes du tout, Lorsqu’un skinhead lui enfonce un poignard dans le ventre, miraculeusement, il survit.
Ce refus du réalisme n’est pas seulement éthique. Il a une portée politique. Il déjoue le vraisemblable, comme il déjoue la temporalité. Dans les films de Kaurismaki, on ne sait jamais si on est pendant la deuxième guerre mondiale, dans les années cinquante ou aujourd’hui. Et c’est crucial, ce qui est en jeu dans la temporalité. Prenons un autre film argentin celui là ,qui met au centre de la fiction, sous la forme d’un Indien à peine entrevu et toujours ironique, le génocide Tehuelche du XIXème siècle dans la Pampa. Le récit nous fait vaquer de l’époque actuelle aux années sinistres de la Conquête du « désert ». Un chien errant conduit un Blanc, ingénieur embarqué dans la guerre, à la recherche de sa fille partie avec un soldat. Ce Cerbére le mène dans une grotte où le futur semble avoir déjà eu lieu et réapparaît cent trente ans plus tard , dans un lac. Car c’est l’eau qui permet les passages, comme dans les Cochas, ces lacs andins qui ouvraient la communication entre le monde des morts et celui des vivants. Les Indiens ne sont pas présents dans le film, on ne les voit pas, on sait qu’ils ne reste que des traces mais c’est le Monde de leurs Morts qui émerge dans le film.
Ces films ouvrent la voie : abandonnons la conception du temps que nous avons tétée à l’école de la république : cette flèche d’un temps physique, toujours tendu vers le futur, où le présent est le moment inexistant entre deux instants qui vacillent. Le temps du progrès et de l’Évolution.
Celui du capitalisme, du colonialisme et de la nation.
Mais quel rapport entre un réfugié syrien, un génocide indien et la nation ?
La colonialité du pouvoir.
La ligne coloniale sépare les Syriens, Afghans, Érythréens réfugiés des Finlandais, c’est la ligne qui avance dans la nation argentine en construction du XIX siècle, et qui efface le monde Tehuelche. C’est la ligne qui aujourd’hui sinue au milieu de la Méditerranée.
Le temps des chronologies, temps quantitatif, temps physique est celui de la science . C’est à ce temps que s’adossent les récit réalistes. Ceux de la nation par exemple, la nation qu’il faut protéger, comme il fallait protéger des Indiens la frontière argentine au XIX siècle.
Contre les récits réalistes, contre le renoncement et l’acceptation qui les nourrissent, Kaurismaki et le cinéaste argentin osent le temps du mythe, le temps des contes. Les héros peuvent mourir plusieurs fois avant d’être vaincus. Le temps où fulgure, comme le disait Benjamin, ce que l’histoire nationale ne peut pas dire : la révolte identique à la notre, la révolte des morts qui reviennent et qui ne meurent donc pas vraiment.
Alors, on se dit que dans ces films, ce qui s’esquisse, c’est ce « faible pouvoir messianique » qui nous est donné…
C. B.Rougier