Pour une anthropologie décoloniale au service de la justice sociale

Pour une anthropologie décoloniale au service de la justice sociale

Marie Meudec

Anthropologue de formation, mais aussi diplômée en ethnologie et sociologie dans des universités où l’enseignement de l’anthropologie n’existait pas, mes dernières années de recherche sont marquées par un malaise fondamental : comment s’approprier une discipline née pendant la période coloniale, qui s’est souvent rendue complice de pratiques coloniales et néocoloniales, et ce sans reproduire des pratiques impériales, autant au plan méthodologique qu’épistémique ? Comment s’assurer d’une décolonisation effective de la discipline ? Depuis 1991, date de parution de l’ouvrage dirigé par Faye V. Harrison (1991), Decolonizing Anthropology. Moving further toward and anthropology of liberation, l’idée d’une décolonisation nécessaire de la discipline, pourtant indispensable, a peu voyagé dans les espaces francophones. C’est sans doute la raison pour laquelle cet ouvrage ne m’a jamais été enseigné lors de mon parcours. La décolonisation dont il est question dans ce texte est attentive aux propos de Eve Tuck et K. Wayne Yang (2012, p. 1) selon lesquels « la décolonisation n’est pas une métaphore » : « The easy adoption of decolonizing discourse by educational advocacy and scholarship, evidenced by the increasing number of calls to “decolonize our schools,” or use “decolonizing methods,” or, “decolonize student thinking”, turns decolonization into a metaphor ». Dans leur article, les auteurs précisent que la décolonisation s’est constituée contre le colonialisme d’installation (settler colonialism) et que la question décoloniale est d’abord territoriale. Dans les travaux menés sur la décolonisation de l’anthropologie (dont celui-ci), le terme fera davantage référence à une critique de la mentalité coloniale de la discipline, de l’impérialisme épistémique occidental et des formes de colonisation des savoirs exercées par la domination blanche.

Anthropologie : histoire, méthodes et éthique

L’imprégnation coloniale de la discipline anthropologique est, dans bien des universités françaises et canadiennes, reléguée au passé et à une histoire révolue. Pourtant, les études décoloniales sont depuis quelques décennies très développées, notamment dans le champ de l’éducation (il existe un sous-domaine intitulé Decolonizing Pedagogy), et elles ont montré toute la pertinence d’un tel effort de déconstruction et de critique de la production de la connaissance. Pourtant aussi, la formation des étudiants en anthropologie dans ces universités occidentales[2] est encore bien souvent basée sur des présupposés empruntés à l’imaginaire colonial, tendant ainsi à reproduire de l’exotique. Pensons aux nombreux cours offerts aux étudiants en première année qui proposent d’étudier des « aires culturelles » ou des sociétés que les premiers anthropologues complices du colonialisme avaient jugées « autres ». Si une formation disciplinaire passe par l’enseignement de l’histoire de la discipline, elle se doit à mon avis de porter avant tout un regard critique sur l’institutionnalisation de la discipline, d’autant que celle-ci est intimement liée au colonialisme. Sans ce regard critique, il semble que les étudiantEs, attiréEs en premier par ces perspectives exotisantes, tendent à travers ces cours à reconduire – totalement ou en partie – les présupposés coloniaux et la motivation des premiers anthropologues (colons, voyageurs et missionnaires) à chercher de l’exotique pour essayer de le comprendre et ce sans que cette partition du monde (Nous / les Exotiques) soit fondamentalement questionnée dans leur cursus. En outre, le fait que les enseignantEs eux/elles-mêmes soient rarement issuEs de groupes étudiés n’aide pas à dépasser ce sentiment de décalage et une tendance à une reproduction de l’exoticisation du terrain anthropologique. Alors que les groupes minoritaires, minorisés ou en situation de vulnérabilité sont les « objets » d’étude privilégiés des chercheurEs en anthropologie, les enseignantEs de cette discipline sont rarement membres de ces groupes et sont plutôt à l’inverse des représentantEs des groupes dominants[3].

En ce qui concerne les cours d’introduction aux théories de la discipline, ceux qui m’ont été enseignés témoignent à bien des égards d’une vision occidentalocentrée et blanche de la discipline. On lit les « classiques », on repositionne la production de cette connaissance dans le contexte socio-historique, mais on questionne moins souvent l’imprégnation d’une mentalité coloniale au sein de la discipline. La question du programme d’études et des références bibliographiques est en effet primordiale pour décoloniser les disciplines (Allen & Jobson, 2016; Luste Boulbina, 2012). Par exemple, l’enseignement des « classiques » omet presque systématiquement le travail précurseur d’Anténor Firmin (1885), anthropologue haïtien qui a écrit le livre intitulé De l’égalité des races humaines. Anthropologie positive. Alors que l’Essai sur l’inégalité des races humaines (1853) écrit par le français de Gobineau sera possiblement abordé pour illustrer l’apparition d’une anthropologie raciste et raciologique destinée à justifier les politiques coloniales et racistes en cours à l’époque, l’œuvre d’Anténor Firmin, publiée à Paris, n’est pas à l’ordre du jour. La thèse de Firmin constitue pourtant une des premières[4] critiques visant à déconstruire la notion de race basée sur des données biologiques et physionomiques. Comme l’écrivent Jafari Sinclaire Allen et Ryan Cecil Jobson (2016, p. 131) dans un article récent portant sur la décolonisation de l’anthropologie aux États-Unis, la mise sous silence de Firmin dans le curriculum démontre « les omissions requises pour préserver un canon eurocentré de penseurs de marque (ex. Malinowksi, Boas, Evans-Pritchard, and Lévi-Strauss) et leurs courants de pensée respectifs (fonctionnalisme, particularisme historique, fonctionnalisme structural, structuralisme) ». Ce n’est qu’assez récemment, notamment suite à l’article de Carolyn Fluehr-Lobban (2000), que les écrits de Firmin sont étudiés de façon systématique en contexte anglophone, comme par exemple dans le numéro spécial de la revue The Journal of Pan African Studies (2014, vol.7, n.2) entièrement consacré à Anténor Firmin[5]. Dans la même veine, d’autres chercheurEs seraient également à « redécouvrir » en anthropologie : Zora Neale Hurston, Fernando Ortiz, WEB DuBois, Bernard Magubane, Archie Mafeje, Diane Lewis…

La méthodologie de la recherche de terrain est une des caractéristiques de la discipline et elle est également marquée par un imaginaire colonial. Découlant en grande partie des pratiques des missionnaires de l’époque coloniale, elle est bien souvent basée sur le présupposé d’un « choc culturel », sur l’idée d’une confrontation entre la culture de l’ethnographe et celle des personnes ethnographiées. Ainsi, la volonté des étudiantEs d’aller faire des recherches de terrain dans des sociétés classiquement étudiées par les premiers anthropologues sera valorisée alors que le désir de faire de l’anthropologie « chez soi » sera jugé de moindre ampleur par les pairEs, voir les enseignantEs. Ce qui sera glorifié dans la salle de classe, c’est une expérience de terrain « exotique », et son lot d’anecdotes « croustillantes » au retour de terrain. Et si l’anthropologie « chez soi » est enseignée, cela dépend bien souvent des recherches personnelles de l’enseignantE et non du programme d’enseignement. Pourtant, les expériences de plus en plus nombreuses d’anthropologues halfies, natifs ou indigènes (natives)[6] ou effectuant des recherches multi-situées ou des recherches at home remettent en question cette partition du monde sous-jacente à l’enseignement de la méthodologie en anthropologie.

En outre, les futurEs anthropologues devraient être amenéEs plus rapidement dans leur parcours à réfléchir aux conséquences d’une approche méthodologique qui vise à obtenir des informations importantes sur des communautés. Au-delà d’une réflexion éthique formalisée et institutionnalisée au sein des universités (cf. comités d’éthique de la recherche), qu’en est-il de la propre réflexion des anthropologues au sujet des enjeux de pouvoir inhérents à cette démarche ? Car une telle éthique de la recherche doit être reliée au contexte sociopolitique de production de la connaissance. Ce modèle de recherche est en effet basé sur un processus d’appropriation, voire d’expropriation, des informations (Harrison, 2016) qui est issu d’une mentalité coloniale et impériale. Une réflexion critique sur les méthodologies de l’anthropologie doit donc aller au-delà d’une simple recension des outils utilisés (observation participante, entrevues, etc.) et questionner les fondements historiques et politiques. En ce sens, il s’agit d’une « ethnographie (…) bien plus méthodologique » (Harrison, 2016). Il s’agit bien plus d’un enjeu épistémique. Comme le démontre Hayder Al-Mohammad (2011, pp. 121, ma traduction), les anthropologues cherchent parfois à développer des méthodologies plus nuancées alors que leurs questionnements sont « par essence épistémique » mais ils sont « traduits comme des problèmes méthodologiques ».

Désobéissance épistémique

L’anthropologie doit être décolonisée parce qu’elle doit prendre conscience pour mieux se départir – aux plans épistémiques, conceptuels, pédagogiques, méthodologiques et axés sur la pratique – de ses relents coloniaux et de ses pratiques impérialistes. Comme le dit Faye V. Harrison (2008, pp. 11, ma traduction) dans son ouvrage plus récent, l’idée est de proposer une anthropologie alternative qui soit « reconstruite et retravaillée de façon critique et pour corriger et transcender les aspects les plus problématiques de l’histoire et de l’héritage colonial de la discipline ». Retravailler la discipline c’est donc prendre conscience du fait que la production de la connaissance en anthropologie est intimement liée au colonialisme et à l’impérialisme occidental. Car, comme le montrent Allen et Jobson, « le projet décolonial insiste sur le fait que, même en reconnaissant l’existence d’ontologies multiples, le travail visant à démanteler l’ontologie occidentale hégémonique – et les systèmes de colonialisme et de capitalisme racial qui y sont attachés – demeure » (2016, p. 139).

Prenons l’exemple de l’Amérique du Nord et suivons la pensée de Zoe Todd (2016) pour qui la pratique de l’anthropologie au Canada ne peut se défaire de son enchevêtrement avec des logiques coloniales. Plus exactement:

Anthropology in Canada, therefore, cannot step outside of its entanglement with the colonial logics of the Canadian nation-state. Anthropology departments cannot ignore that they are situated in unceded Indigenous territories. And we, as anthropologists working in Canada, cannot avoid the ongoing struggles of Black, Indigenous and other racialized communities here. Even if our research takes place outside of Canada, we are deeply enmeshed in the relational realities of this place, and the complex and even violent ways that Canada and Canadian society writ large asserts itself.

Si, au Canada, l’anthropologie états-unienne semble hégémonique (Forte, 2016), les sciences sociales de façon générale doivent questionner leurs pratiques et interroger leur discipline et leur potentiel impérialisme. Comme Forte (2014, p. 14) l’écrit ailleurs à propos de l’anthropologie états-unienne, « US Anthropology is Imperial, not Universal ». Dans les espaces francophones, on pourrait sans doute faire un parallèle en observant une tendance au caractère hégémonique de l’anthropologie française. Partant de tels constats, mes réflexions me portent aujourd’hui à réfléchir de façon critique aux concepts utilisés dans mes recherches et aux formes de connaissance produites, en travaillant fort pour éviter de reproduire des formes d’impérialisme académique / universitaire / intellectuel[7].

Décoloniser l’anthropologie c’est se décentrer au plan épistémique et, selon Walter Mignolo (2011), se départir d’une « logique de la colonialité ». Cette logique renvoie à l’existence d’un système de domination et d’exploitation capitaliste, lequel est basé sur une catégorisation raciale qui tire ses sources du colonialisme européen mais qui perdure aujourd’hui sous des formes matérielles et subjectives. Walter Mignolo (2001, p. 181) rappelle par exemple comment parler de pensée coloniale « met en évidence la dimension raciste et culturellement infériorisante de la domination coloniale et s’ouvre à des modes de vie et de pensée disqualifiés depuis le début de la modernité capitaliste/ coloniale ». Un autre philosophe latino-américain, Anibal Quijano, regroupe ce phénomène sous le paradigme de « colonialité du pouvoir », dont les conséquences sont multiples : la racisation et l’imposition d’une hégémonie eurocentrée sur la production des savoirs en sont deux exemples. La notion de colonialité du pouvoir permet de saisir la matrice de pouvoir capitaliste, colonial/moderne et eurocentré (Anibal Quijano, 1992; Aníbal Quijano, 2007). Une décolonisation épistémique passe donc par une reconnaissance de l’impulsion coloniale ayant donné lieu au développement de la discipline anthropologique, ainsi qu’à la façon dont la production de la connaissance réitère et répète des systèmes de contrôle et de domination. À cet égard, la nouvelle série en ligne débutée en 2016 par Carole McGranahan et Uzma Z. Rizvi intitulée Decolonizing Anthropology s’avère être un pas important[8].

La perspective décoloniale permet de questionner l’eurocentrisme de cette discipline ainsi que la prégnance d’un système de pensée caractérisé par l’hégémonie blanche (white supremacy)[9]. L’hégémonie sociale, culturelle et politique blanche (Cervulle, 2013) renvoie un système hiérarchisé d’oppressions et de représentations, hérité de la colonisation européenne et ayant perduré suite aux processus politiques de décolonisation, qui vise à rendre supérieurs et à favoriser les personnes associées à la race blanche, et ce, au détriment des personnes perçues comme non-blanches. Dans le domaine de l’anthropologie, cette mentalité coloniale et cette hiérarchisation raciste visent à favoriser la présence de chercheurEs blancHEs au sein des institutions et à privilégier – souvent de façon exclusive – leurs approches conceptuelles, méthodologiques ou pédagogiques. Pourtant, dans bon nombre de pays, l’anthropologie n’est pas enseignée car associée au colonialisme. Un tel refus touche l’utilisation de la notion même de « recherche » pour les communautés autochtones (Smith, 1999/2002). La difficulté de s’identifier pleinement à l’anthropologie vient de cet héritage colonial peu transmis et enseigné – ou alors succinctement – aux jeunes générations d’anthropologues. Et c’est aussi une des raisons pour lesquelles beaucoup d’étudiants préfèrent étudier la sociologie, comme le montre Joseph Tonda (2012) dans le cadre des sciences sociales africaines. Quand je regarde en arrière, je comprends que mon manque d’intérêt pour les théories dites « classiques » en anthropologie vient du fait, d’une part, que ces auteurs classiques sont rarement remis en question au point de vue épistémique, là où les connaissances développées sont imprégnées de l’impérialisme occidental et, d’autre part, que les perspectives développées par ces auteurs sont présentées comme des évidences, sans être contextualisées, et que leurs positions (d’hommes blancs occidentaux de classe moyenne ou élevée) sont rarement explicites. Leur positionnalité n’est jamais exprimée et leur connaissance rarement située et au contraire présentée comme universelle. Les conditions de production de la connaissance anthropologique ne sont ainsi pas rendues visibles.

Cette propension à considérer son regard comme étant neutre et délié de tout contexte est une des illustrations du privilège blanc et elle renvoie à l’idée d’une position « par défaut » (DiAngelo, 2016), d’une « place qui va en quelque sorte de soi » (Tevanian, 2013, p. 25), considérée comme évidente dans la mesure où la position de domination est invisibilisée (Kebabza, 2006). En cela, cette capacité à penser son expérience comme le point de référence, l’évidence et la marque de l’universel est un avantage qui est pris comme allant de soi, ce qui renvoie à ce que Horia Kebabza (2006) définit comme un « privilège non-discrétionnaire », c’est-à-dire un avantage que l’on possède sans avoir à le décider, qui nous est octroyé de fait, par notre seule appartenance au groupe dominant. À l’instar des autres catégories raciales, la blanchité est une catégorie fictive qui n’a aucun fondement biologique, il s’agit d’une construction sociale qui permet de penser un fait social. Toutefois, ce concept est nécessaire dans la mesure où il permet de s’intéresser à ses « conséquences réelles en termes de distribution de richesses, de pouvoir et de prestige » (Kebabza, 2006). Comme le disent Chémery et al. (2015), « la race n’existe pas, mais elle tue ».

S’in-discipliner

J’ai commencé dans mon parcours à produire des écrits anthropologiques assez « classiques » (Meudec, 2004, 2008), m’intéressant aux aspects culturels de la maladie en y parsemant de ci de là quelques enjeux politiques – et j’aurai pu continuer ainsi car la demande adressée aux anthropologues se limite souvent à l’étude des aspects culturels de certaines problématiques sociales[10]. Ce n’est que bien trop tard à mon avis que je me suis intéressée aux questions de colonialité épistémique, d’impérialisme académique et de la nécessaire décolonisation des savoirs / décolonisation de l’esprit[11]. Les critiques de l’usage de la notion de culture en anthropologie ne sont pourtant pas récentes. Pensons au texte fondateur de Lila Abu-Lughod (1991), Writing Against Culture, dans lequel l’auteure critique cette notion et montre que « la « culture » opère dans le discours anthropologique pour renforcer les séparations qui portent inévitablement un sens de la hiérarchie », la culture devenant un outil pour « fabriquer de l’Autre (making other) » (1991, pp. 466, 470). L’Autre de l’anthropologue a été construit avec les outils de la discipline – alors qu’elle se constituait comme discipline à part entière – à une époque où l’entreprise coloniale était la plus développée et avait besoin de justifier sa mission de « civilisation ». La distinction entre Soi et l’Autre est nécessaire pour que les anthropologues continuent à s’identifier comme tels, donnant lieu à une pratique de l’anthropologie comme « l’étude d’ « Autres » trouvés ailleurs par un Soi occidental non-problématique et non-marqué » (1991, p. 467). Cela soulève un des problèmes fondamentaux de l’anthropologie, à savoir la relation de pouvoir souvent tue/cachée entre l’anthropologue et celui ou celle qui est « anthropologiséE ». Car cette relation entretenue avec « l’Autre » étudié, observé, scruté repose bien souvent sur une inégalité fondamentale. Et au sein de la discipline et des écrits anthropologiques, cette relation est bien trop souvent dé-politisée et dissociée de son contexte historique de production. Des efforts de décolonisation mentale se sont donc dirigés vers une re-politisation de mes centres d’intérêts et perspectives (histoire de la discipline, point de vue épistémique, impérialisme académique, féminisme intersectionnel et critiques de l’hégémonie blanche) en m’éloignant progressivement de l’objet anthropologique « classique » : la culture.

Prenons l’exemple du racisme. La discipline anthropologique a passé une bonne partie du 20ème siècle à déconstruire les présupposés biologiques de la race pour démontrer qu’il s’agit d’une construction sociale. Cela a donné lieu à une tendance à vouloir se défaire de la notion même de race[12] pour expliquer les inégalités sociales et les discriminations. Toutefois, la persistance du racisme dans nos sociétés révèle la nécessité de continuer à utiliser cette notion dans nos analyses (Harrison, 1995; Mullings, 2005), la notion de race étant parfois tout simplement substituée par celle de « culture ». Et cette prise en compte nous impose de réfléchir aux « enjeux éthiques et politiques de l’enseignement, de la recherche et de la production institutionnelle de la connaissance lorsque que notre implication (en tant que chercheurEs) tend à reproduire à la fois les différences coloniales et les injustices sociales » (Delgado & Romero, 2000). C’est aussi se questionner sur les risques de complicité des anthropologues à l’essentialisation de certains groupes (Fassin, 2001; Mullings, 2005) et donc sur la participation de notre discipline à la perpétuation de stéréotypes raciaux. Car il existe une tendance chez les anthropologues – ce sont des êtres sociaux qui vivent dans des sociétés racistes – à « dénier l’omniprésence du racisme dans sa propre histoire et à attribuer la pensée raciste à des individus déviants » (Blakey, 1994, p. 280). Les anthropologues peuvent donc tout à fait reproduire la vision d’un racisme individuel et exceptionnel, mettant de côté le caractère systémique de la différenciation raciale. Les discours visant à dénier l’existence ou l’importance de la race, qu’ils s’expriment en termes de post-racialité (post-raciality), d’aveuglement à la couleur/race (colour-blindness) ou de neutralité de la couleur (colour-neutrality), maintiennent l’autorité et la suprématie de la blanchité (Bilge, 2013). Renouveler cette approche antiraciste au sein de la discipline anthropologique est primordiale, au risque de perpétuer cet « aveuglement à la couleur » (color-blind) (McClaurin, 2001; Shanklin, 1998).

Un autre exemple de déconstruction disciplinaire passe par mon refus d’utiliser le concept d’altérité dans mes travaux, au profit de la notion d’altérisation. Un des concepts fondateurs de la discipline anthropologique est celui d’altérité, lequel a donné lieu à une perspective théorique et méthodologique spécifique qui se base souvent sur l’idée de l’existence d’une altérité à observer grâce à des outils méthodologiques propres à l’ethnographie. L’enseignement de l’anthropologie dans les universités occidentales se base encore très souvent sur l’idée qu’une altérité existe de façon absolue et qu’il suffit de se doter des bons outils et de principes éthiques élaborés à l’avance pour la « saisir ». La construction de la notion d’altérité constitue un des fondements épistémologiques de cette discpline et elle a contribué à son institutionnalisation au 19ème siècle; elle en est donc à la fois le moteur et la conséquence du fondement de la discipline. Toutefois, ce que l’on développe souvent peu ou pas du tout, c’est le caractère occidentalocentré de la notion d’altérité et le fait que son apparition est consubstantielle à l’expansion coloniale et qu’elle en constitue même un des arguments. On ne peut en effet coloniser, exploiter et mettre un esclavage un peuple que si l’on a auparavant décrété – sur des bases pseudo-scientifiques ou religieuses – que ce peuple est « Autre », à la fois différent et inférieur. L’anthropologue Michel-Rolph M. R. Trouillot (1991), trop peu étudié en contexte francophone, a écrit dans Anthropology and the Savage Slot: The Poetics and Politics of Otherness que l’émergence de cette discipline a rempli un « créneau sauvage » préétabli. Le « Sauvage » est la clef de la constitution de l’identité européenne moderne, c’est un alter-égo que l’Occident a construit pour lui-même. Cette altérisation de l’Autre non-occidental, ou « Othering » (Spivak, 1999, p. 113), construit l’Autre comme à la fois subalterne et incomplet. Penser en termes d’altérité c’est donc reproduire cette vision du monde binaire qui sépare l’Occident des « Autres ». Cette partition sort tout droit des discours philosophiques occidentaux et elle a servi les volontés politiques liées à l’expansion coloniale et capitaliste. C’est cette construction d’une altérité essentialisée et géographiquement située qui a alimenté la mise en place du système esclavagiste et de la traite négrière (Bentouhami-Molino, 2015; Boggio Ewanjé-Epée & Magliani-Belkacem, 2012; M.-R. Trouillot, 2003). Comme l’écrit si bien Leith Mullings (2013), « l’anthropologie est la discipline qui a favorisé et nourri le « racisme scientifique », une vision du monde qui transforme certaines différences perçues en une inégalité génétiquement déterminée et qui fournit une justification à l’esclavage, le colonialisme, la ségrégation, l’eugénisme et la terreur ». La notion d’altérité est fortement ancrée dans la discipline, même si elle tend à limiter notre compréhension des différences, à en formater les contours et le contenu et ainsi à empêcher de penser notre humanité commune. La conception de l’existence d’une altérité rend superficielles les relations de pouvoir historiquement constituées existant entre les peuples et les individus, là où, comme le rappelle Christine Delphy (2008), la différentiation est inévitablement conjuguée à une hiérarchisation sociale.

La différenciation et la hiérarchisation sociales à l’œuvre dans / à travers les sociétés doivent être comprises comme des processus. L’idée de processus réinstaure le caractère dynamique et non-figé de la construction de l’altérité comme un phénomène socialement et historiquement situé. Elle permet aussi de penser les enjeux de pouvoir inhérents aux logiques de production et d’énonciation d’une différence. C’est la raison pour laquelle j’ai choisi de ne plus parler d’altérité, de ne plus penser en termes d’altérité, mais de privilégier la notion d’altérisation (Othering), une notion à l’origine surtout utilisée pour penser les relations interculturelles et inter-individuelles (Meudec, 2015). Je définis la notion d’altérisation comme l’ensemble des processus discursifs et des actions sociales et politiques, s’appuyant sur des critères de disqualification et des jugements, qui attribuent, à certains individus ou groupes sociaux, une altérité irréductible et combinée à des valeurs morales généralement négatives. L’altérisation est donc essentiellement vue comme un processus de moralisation négative et de stigmatisation car la production d’un « Autre » va souvent de pair avec une de ces formes : essentialisme, homogénéisation, fixité historique, spatialisation.

Ainsi, la notion d’altérisation permet de penser à la fois la production structurelle, systémique et macrosociale d’une altérité ainsi que les processus inter-individuels, intersubjectifs et microsociaux de cette construction. Il s’agit donc de porter un « regard oblique » [13] sur l’altérisation en traitant dans une perspective macro des microéléments d’oppression (et inversement), mais aussi en intégrant la réception de l’altérisation par les personnes ou groupes altérisés, ce qui permet d’inclure les microéléments de résistance et d’accommodation aux formes d’altérisation vécues (ce qui ne fait pas l’objet de ce texte). Un tel regard oblique invite à neutraliser les frontières en macro et micro en analysant conjointement attribution, réception ou auto-désignation. Porter son regard de façon oblique sur l’intersection ou l’entrecroisement des oppressions répond aussi à la volonté de décoloniser son esprit en évitant de reproduire un savoir eurocentré basé notamment sur une logique binaire de séparation. Peggy Ochoa (1996, pp. 221, ma traduction) résume cette idée :

Si nous acceptons les descriptions du colonialisme et de ses effets offertes par des auteurs tels que Gayatri Spivak, Edward Said, Homi Bhabha, et Abdul JanMohamed, et je suggère que nous le devrions, nous conclurons que le colonialisme favorise le dualisme, la pensée manichéenne. Cette pensée en opposition conduit à des discours qui incorporent et perpétuent les oppositions binaires de « soi » versus « l’autre », « nous » versus « eux », « colonisateur » versus « colonisé », et même « définisseurs » versus « définis ». En outre, les paires antithétiques avancées par le discours colonial ne permettent pas de noter une pensée alternative parce que l’une des distinctions les plus puissantes entre colonisateur et colonisé est la différence empathique entre un locuteur disposant d’agencéité et la figure du subalterne silencieux ou réduit au silence.

Ce processus de différenciation binaire est également développé dans des recherches au Canada menées par Nandita Rani Sharma (2000), laquelle montre comment la construction de la catégorie de « citoyen », inspirée du « code binaire colonisateur/colonisé », tend à produire des exclus et à limiter l’accès à des droits fondamentaux pour des personnes considérées « non-citoyennes ». C’est une telle perspective visant la dé-binarisation des groupes sociaux qui alimente le regard décolonial.

Pour une anthropologie au service de la justice sociale

Si je pense que l’anthropologie permette d’améliorer notre compréhension des sociétés humaines, c’est parce que je considère que cette pratique doit être d’abord et avant tout décolonisée et décoloniale. L’anthropologie doit être décoloniale, questionnée dans ses fondements et dans ses objectifs. Retravailler la discipline anthropologique pour qu’elle soit effectivement décoloniale, c’est donc œuvrer activement pour combattre les injustices et les inégalités sociales, les systèmes d’oppression basés sur la race, le genre, la classe, l’âge, les capacités mentales et physiques, la sexualité, etc[14]… Il s’agit d’utiliser l’enquête ethnographique « au service des impératifs de la décolonisation politique et épistémique » (Allen & Jobson, 2016, pp. 130, ma traduction). Et c’est donc, entre autres, pratiquer une anthropologie antiraciste afin de rappeler que le racisme est une réalité sociale qui contraint le potentiel et qui menace la vie, de millions de personnes (Mullings, 2005, 2013). L’anthropologie doit aussi être féministe, dans une perspective nécessairement intersectionnelle, c’est-à-dire comme une praxis critique orientée vers la justice sociale (Bilge, 2015). Il s’agit ainsi de retourner aux sources des travaux abordant l’intersection des différentes formes d’oppression, en rendant hommage aux travaux précurseurs de Kimberlé W. Crenshaw (1989, 1991) et de Patricia Hill Collins (1990), aux savoirs collectifs produits par les personnes concernées elles-mêmes par ces oppressions et de comprendre comment la race, la classe, le genre et d’autres caractéristiques peuvent façonner la production de la connaissance, rappelant l’importance d’une politique de la localisation (politics of location) (Mohanty, 2003).

 

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[1]Ce texte est issu d’une réflexion menée depuis quelques années, ayant donné lieu à plusieurs communications : 1) « Éthiques décoloniales et altérisation : le cas de deux sociétés caribéennes » colloque d’Études Décoloniales, Déplacements épistémologiques du pouvoir, de l’être et des savoirs, Université Lumière Lyon 2, 7-9 décembre 2015 ; 2) « Perspectives décoloniales en anthropologie, l’exemple de la notion d’altérisation », Séminaire International sur l’Histoire de l’Ethnologie en et sur Haïti, LADIREP, Faculté d’ethnologie, Université d’État d’Haïti, 19 juin 2015 ; 3) « Decolonial Ethics, a Caribbeanist Perspective in Anthropology », CERLAC Conference Decolonizing the Americas, Methods of Resistance, Université York, 12 mars 2016. Ces réflexions ont aussi donné lieu à la rédaction d’un dossier « Blanc.he.s comme neige ? » pour la revue Raisons Sociales en collaboration avec Delphine Abadie, que je tiens particulièrement à remercier ici. Le texte écrit dans ce dossier s’intitule « Anthropologie et blanchité, une histoire cousue de fil blanc ». Ces recherches ont débuté et se poursuivent suite à une recherche postdoctorale sur « Les éthiques ordinaires en contexte d’altérisation en/à propos d’Haïti » (2014-2016), effectuée au Centre d’Ethnographie de l’Université de Toronto Scarborough et pour laquelle j’ai obtenu un financement du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH).

[2]Mais pas seulement ces universités. Lire par exemple Joseph Tonda (2012) ; Eduardo Restrepo and Arturo Escobar (2005) ; Linda Tuhiwau Smith (1999/2002) ; Syed Farid Alatas (2003).

[3]Les données spécifiques sur les professeurs d’anthropologie au niveau universitaire ne sont pas disponibles et voici quelques données sur les professeurs d’université en général au Canada et en France. Au Canada, en ce qui concerne le genre, alors que les femmes sont majoritaires chez les enseignants des niveaux secondaire et collégial, la situation est toute autre au niveau universitaire. En 2006, la proportion de professeurs d’université de sexe féminin atteignait 39 %, par rapport à 34 % 10 ans plus tôt. Source : http://www.statcan.gc.ca/pub/89-503-x/2010001/article/11542/tbl/tbl013-fra.htm. En France, si les femmes sont majoritaires parmi les étudiantEs, dès le Doctorat leur part diminue parmi les enseignantEs chercheurEs au fur et à mesure que le niveau hiérarchique augmente pour, finalement, n’être qu’une minorité de présidentes d’université. Au niveau des Maîtres de conférence / Chargées de recherche, les femmes sont 42% et au niveau Professeure des universités / Directrice de recherche, les femmes forment 24%. Source : Ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche. En ligne sur . En termes de catégorie raciale, les données ne sont pas accessibles en France car le recensement ne possède pas de catégorie spécifique pour savoir si les répondants sont des personnes racisées ou non. Au Canada, on parle de sous-représentation des personnes racisées et Autochtones parmi les professeurs d’Université. Selon le recensement de 2006, les minorités visibles occupent 14% et les Autochtones et membres des Premières Nations occupent 2% des postes de professeurs alors que les détenteurs/trices de Ph.D appartenant aux minorités visibles constituent 24%. Source : http://www.universityaffairs.ca/features/feature-article/racism-in-the-academy/. Dans un pays comme les États-Unis, Eugenia Shanklin (1998) a montré que les professeurEs d’anthropologie sont très rarement issuEs des minorités et donc souvent « aveugles » aux discriminations raciales. Selon Karen Brodkin, Sandra Morgen et Janis Hutchinson (2011: 545), « les Départements d’anthropologie aux Etats-Unis n’ont pas vraiment (bel euphémisme !) réussi à décoloniser leurs propres pratiques en ce qui concerne la race ».

[4]Comme le rappelle G. Williams (2014), l’ouvrage de Firmin fait suite à d’autres écrits de David Walker (1829), Walker’s Appeal, Lydia Maria Child (1833), An appeal in favor of that class of Americans called Africans (Boston, Allen and Ticknor), Frederick Douglass ou George Washington Williams.

[5]Ce numéro spécial de The Journal of Pan African Studies, 2014, vol. 7, n.2, est dirigé par Gershom Williams. Numéro accessible en ligne sur http://www.jpanafrican.org/archive_issues/vol7no2.htm

[6]L’expression « halfie » est de Lila Abu-Lughod (1991). Pour des réflexions autour d’une anthropologie indigène, lire par exemple Jacalyn Harden (2011) ; Lanita Jacobs-Huey (2002) ; Takeyuki (Gaku) Tsuda (2015) ; Michele F.  Fontefrancesco (2016). À propos de l’anthropologie “chez soi”, lire notamment Fatoumata Ouattara (2004) ; Mariza G. S. Peirano (1998).

[7]À propos de l’impérialisme intellectuel, lire Syed Farid Alatas (2000). Pour des réflexions sur l’impérialisme académique, lire Johan Galtung (1967) ; Jeffrey Herlihy-Mera (2015) ; Craig Prichard (2005) ; Tatah Mentan (2015) ; Maximilian C. Forte (2014, 2016).

[8]En ligne sur http://savageminds.org/

[9]Je fais ici le choix de traduire « white supremacy » par « hégémonie blanche » parce que, en Français, le mot « suprématie » fait plutôt référence aux mouvements nationalistes et racistes organisés. En anglais, « white supremacy » fait non seulement référence à ces groupes mais aussi à une mentalité héritée de la colonisation européenne qui pose comme point de référence la race blanche.

[10]Sur cette demande de culture en anthropologie, lire par exemple le texte de Catherine Benoit (2004).

[11]Voir parmi d’autres le dossier coordonné par Seloua Luste Boulbina et Jim Cohen (2012). Lire surtout Ngugi Wa Thiong’o (1987 – traduction française 2011, Décoloniser l’esprit. La Fabrique).

[12]Dans le contexte français, la suppression du mot « race » dans la législation française a provoqué des débats houleux en 2013. Une des critiques porte sur la difficulté de rendre compte de discriminations raciales si l’usage de la notion n’apparaît plus dans la loi. Car si le mot « race » disparait, le racisme perdure. Cela s’ajoute en France à l’absence de statistiques basées sur des catégories raciales.

[13]Cette expression est inspirée de l’ouvrage de Wayde Compton (2010: 13) : « there are things to be learned from owning and exploring oblique kinds of blackness ». L’expression est aussi utilisée par Roderick A. Ferguson (2004).

[14]Plutôt qu’un « etc embarrassé », voyons ce caractère indéfini de façon instructive et heuristique, suivant les propos de Judith Butler (2005 : 268-269). Idée poursuivie par Sirma Bilge (2010) et dans son ouvrage récent co-édité avec Patricia Hill Collins (2016).

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